Cher Maître

Le conteur, la nuit et le panier

Écrit par Labays Dominique (Paris) Administrateur 1 juillet 2021 Catégories : Livres

Avec le temps sans doute s’apercevra-t-on des gestes accomplis à propos ou sous le signe d’Édouard Glissant : hommages ou autres, parutions, inscriptions dérivées, références implicites ou explicites, silences assourdissants ou non, citations, réinscriptions des dires ou déterritorialisations des termes, déplacements de sens, déroutes et détours, réactualisations imprévues et, accompagnant ce flux, ce chant ou ce paysage, quelques signes de ponctuation, jalons, virgules ou respirs.

L’ouvrage Le Conteur, la nuit et le panier de Patrick Chamoiseau qui vient de paraître aux éditions du Seuil est sans doute un tel signe de ponctuation de ce désormais devenir glissantien en mouvement vers ses imprédictibles ailleurs, un respir de ce chant en perpétuel déplacement d’interprétation ‒ lectures à venir, ascétiques ou désirées sauvages, patientes ou iconoclastes ‒, jalon de ce qui sera définitivement fluent et, espérons-le, parfois confluent.

L’on sait la formule d’adresse de Patrick Chamoiseau à Édouard Glissant lors de l’hommage qui fut rendu à ce dernier peu après son décès : « Cher Maître, » Révérence de disciple ? Ce serait réduire la formule et la définitive marque de respect faites au mort, réduire ce terme de « maître » à sa définition occidentale, fût-elle référée à d’autres cultures, sinon même le reconduire à son usage terrifiant au sein de l’habitation. Non, il s’agit-là bien sûr d’autre matière, autrement articulée, autrement située.

Après tout, s’agit-il même de maître ? Il faut sans doute entendre par ce terme bien autre chose que ce qu’il est convenu d’entendre et une telle formulation, loin du continent, réfère à l’évidence à une résultante imprédictible de la rencontre des ailleurs, ainsi qu’Édouard Glissant en précisa les éléments à propos du surgissement du jazz, à savoir l’invention du dispositif du conte créole tel qu’il s’élabora sous le régime esclavagiste antillais.

Ce dispositif, que Patrick Chamoiseau mobilise comme principe interrogateur de « L’Écrire » et de la littérature, est d’une subtile complexité sous l’apparente simplicité suivante : lors d’une veillée mortuaire, la nuit, une communauté s’assemble pour prendre la parole, accompagnée de percussions et de danseurs. Tout est dit par ce seul résumé exotique et exogène, mais rien ne l’est. La complexité, notamment en ce qui concerne la question de l’énonciation qui nous préoccupe dans cet article, provient du dispositif effectif mis en place afin de préciser les conditions ritualisées d’une telle prise de parole, qu’elle soit d’ailleurs parlée ou dansée. Patrick Chamoiseau ne s’intéresse pas tant, au pas seulement, au « déparler », à l’oralité ou à l’oraliture, qu’à leurs conditions d’énonciation même, en l’occurrence des plus signifiantes.

Une la-ronde se constitue. De nuit, un cercle s’établit, espace que viendront habiter et arpenter un danseur ou un parleur. Là se trouvent un ou des tambouyés, joueurs de tambours et un « papa-marqueur [qui] chevauche son tambour mais ne joue pas. Il ne joue rien et ne joue avec rien. Il tient le monde » [l’italique est de l’auteur]. On entre, on lui présente ses respects : « Il concentre les mystères de la nuit, il s’ouvre sur un lot d’impossibles (exaltants, terrifiants) qui depuis des millénaires n’ont pas passé la main. » Nulle prise de parole ni prise de danse sans cette ouverture incarnée par le papa-marqueur, sans cet avant, cet alentour et cet ailleurs donc cet ici, qui bordent la la-ronde et y permettent l’énonciation, charge au parleur, ou au danseur, d’improviser alors et de devenir ou non un « maître-de-parole », un « maître » de parole.

De cette situation initiale de l’énonciation, dont le papa-marqueur signale et pose les conditions, dépendra ensuite le déroulé du conte et les étapes de son déboulement. On le voit, la question de l’énonciation, pour ne prendre qu’elle, est ici posée de manière tout à fait singulière, peut-être même contraire à la surrection énonciatrice généralement avancée à propos de la littérature par la théorie littéraire occidentalisée. En effet l’auteur, ici le conteur, ne fait pas monde, ni même ne « [dit] le monde » comme l’énonçait Édouard Glissant, demeurant peut-être ainsi dans la clôture langagière du déchiffrement, mais, à contrario, n’en est en qu’une conséquence. D’être rappelé comme condition de l’énonciation le monde est ainsi invité à la la-ronde et le conteur amené à lui répondre. Dès lors, la proposition de Patrick Chamoiseau du contre créole comme modèle de la littérature pourrait être formulé ainsi : le conteur, l’auteur, ne fait pas monde et ne le crée pas par la parole, ni ne le dit et ne le déchiffre de coda à coda, mais lui répond et, ainsi, grâce à lui, le monde borne et entre.

Il s’agit-là d’un retournement majeur qui signale que l’écrivain, l’équivalent du conteur dans le modèle du conte créole, n’est alors qu’une forme de réponse parmi d’autres. L’Écrire, pourrait-on dire, reprenant l’italique utilisé par Patrick Chamoiseau lorsqu’il transpose un point du dispositif créole vers la littérature, n’est pas seulement faire monde ou dire monde, mais manière d’y répondre et de le laisser entrer. Nous sommes au monde et le papa-marqueur en signale, par son invite et son rappel, l’irréductible évidence.

Telle est peut-être la conclusion à laquelle, à poursuivre l’une des pistes de réflexion de Patrick Chamoiseau concernant l’énonciation, ce livre pourrait mener. L’une des seulement. Bien d’autres propositions concernant l’écrire et les arts, dont la littérature, sont avancées dans cet ouvrage qui porte trace d’une interrogation perpétuelle et vivifiante et dont la forge du terme de « poécept » n’est pas des moindres : la différence entre catastrophe et calamité, la page blanche à propos de laquelle l’auteur poursuit des analyses de Deleuze, la naissance de la figure de l’artiste à partir de celle de l’assistant, la lecture et l’écriture, le et la poétique, les langues et leurs armes, la nuit, le jour et l’énigme du panier, que je vous laisse avec lui découvrir au bout de son enquête, autant de propositions dont le moins que l’on puisse dire et qu’elles méritent échos sinon débats publics : Le Conteur, la nuit et le panier est intrinsèquement l’ouvrage d’un « communeux », au sens que l’on pouvait donner sous la Commune à ce terme en l’opposant à celui, péjoratif, de « communard », d’un partageux au sens le plus engagé.

D’Édouard Glissant enfin, à qui plusieurs pages sont consacrées ainsi qu’à Aimé Césaire, on pourra se demander au final s’il n’était pas d’une certaine manière à la fois « maître-de-parole » et « papa-marqueur ». La question demeure posée et certaines réflexions de Patrick Chamoiseau témoignent d’une avancée libre par rapport à l’héritage glissantien. Entendons dès lors avec lui, et grâce à lui, l’adresse polysémique dont on pourra désormais mesurer à la fois la liberté attentive et la tendresse :

 

Cher Maître,

 

Lien interne : https://edouardglissant.world/lieux/aime-cesaire/

Liens externes : https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-culture/patrick-chamoiseau-une-voix-dans-la-nuit

https://www.seuil.com/ouvrage/le-conteur-la-nuit-et-le-panier-patrick-chamoiseau/9782021417685