par Jacinto Lageira, professeur en philosophie de l’art et en esthétique à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et critique d’art.
Les trois aspects complémentaires de la philosophie de la Relation que sont la poétique, l’esthétique et le politique – lesquels sont parfois traités ensemble ou alternativement dans les essais – ont pris une immense consistance matérielle et intellectuelle avec le temps, mais, en raison même de leur teneur, ils semblent de plus en plus difficiles à instituer, voire, plus simplement, à débattre. Les philosophes, y compris les philosophes de l’art, sont peu enclins à tenir et à penser ensemble ce qui dans ce faire propre à la poétique (« faire » étant le sens originaire de poièsis) s’étend au monde sensible de l’humain et de tous les vivants et, partant, peut avoir une forte incidence sur le politique, et la politique. Il n’est que de penser aux différentes théories écosophiques, ayant vu le jour aux débuts des années 1950, pour comprendre à quel point les dimensions sensibles et poétiques sont parfaitement entrelacées avec le politique — ce qu’affirmaient, soit dit au passage, déjà les penseurs grecs il y a près de 2. 500 ans. Promouvoir et défendre inlassablement une esthétique du divers, comme le fit Édouard Glissant, implique dès lors une formulation cosmopolitique, puisque ses multiples incarnations perdraient à être diverses tout en étant par trop différentes.
En matière d’esthétique et de philosophie de l’art, il faut insister sur le fait qu’il ne peut s’agir du seul cosmopolitisme ou des relations cosmopolites, aussi riches soient-elles, mais bien du cosmopolitique : comment les différents sensibles prennent place ou donnent forme au politique ? Par-delà les partages, échanges et interactions des sensibles à travers les êtres et les cultures, il faut surtout viser le partage de leurs significations possibles, lesquelles semblent plus que jamais « imprédictibles » (E. G.), voire totalement antagoniques, et, très souvent, mortellement antagoniques, si l’on en juge par les guerres, violations, attentats, génocides et assassinats qui se déroulent à grande échelle en ce moment même, parfois à nos portes, sous nos fenêtres. Le point de jonction peut être une poétique de l’action qui relierait poeisis et praxis, donc une esthétique dialogique, de la relation et du lien cherchant à s’inscrire effectivement dans les différentiels sociopolitiques.
Les essais de Glissant sont émaillés de précautions quant à une théorisation excessive de la poétique et de l’esthétique dans leur croisement avec le politique, puisqu’elles sont qualifiées de « différentes, variées, changeantes, divagations de l’existant, indéfinies, imprévisibles, démultipliées », cela non par ignorance ou par une incapacité à en saisir les enjeux, mais parce que la créolisation, dont nous ne faisons que suivre les traces, est mouvante, indéterminée et indéterminable, son processus infini étant dû à la dimension de l’agir, du faire, de l’action qui, par nature, change parce que la réalité change continuellement. La philosophie de la Relation est une philosophie pratique. Une poièsis qui est aussi praxis. Et, généralement, le pratique et la pratique impliquent ou entraînent des conflits, ce à quoi ne s’est pas non plus soustrait Glissant lorsqu’il affirme : « l’éclatement des cultures n’est pas leur éparpillement, ni leur dilution mutuelle. Il est le signe violent de leur partage consenti, non imposé[1] ». Le partage consenti des significations concernant les engagements pratiques (praxiques) devrait de fait ouvrir plus encore le divers, et l’esthétique de ce divers, cela à condition de se situer, précisément, dans l’agir et dans l’interagir. L’esthétique du divers n’est pas l’autre nom d’une fleur exotique qui s’épanouirait naturellement, à l’état sauvage : il faut la cultiver, s’en occuper, en prendre soin. Cette forme d’agir relève donc du pratico-sensible.
Sans doute plus que dans aucun autre champ des savoirs et des pratiques humaines, les arts et les esthétiques furent – sont encore – les plus ouverts aux influences, mélanges, reprises, citations, métissages, une sorte de proto-mondialisation ayant démontré dans les faits, par l’existence et la circulation des œuvres d’art, que l’échange et l’interaction des cultures est la règle et non l’exception. Plus que dans aucun autre champ, nous sommes pris dans la « condition cosmopolite » analysée par le sociologue Ulrich Beck. Il faut dès lors imaginer une esthétique qui soit à la mesure du défi cosmopolitique opérant dans les sciences sociales, morales, juridiques, économiques. On ne voit pas par quel miracle tout serait cosmopolitisable, sauf l’art et l’esthétique. Ne pas entrer dans ce débat ardu serait d’ailleurs irresponsable esthétiquement, puisque l’un des premiers domaines à avoir été et à continuer d’être cosmopolitisable est précisément celui de l’aisthesis. Mais alors que dans les autres domaines évoqués, une relative objectivité et une certaine scientificité peuvent être atteintes, il n’en va pas de même pour l’esthétique dont les démonstrations, les jugements, les compréhensions, les expériences, les préférences, les goûts et les interprétations ne sont rien moins qu’objectivables, fiables, incontestables. S’il est déjà bien difficile – soutien-t-on – de discuter des goûts et des couleurs au sein d’une tradition occidentale, cela s’avère encore plus improbable à une échelle planétaire. Mais c’est déjà là un biais, une distorsion de la réalité que de parler de mondialisation, de globalisation ou de planétaire, comme si tous les arts devaient tendre à l’homogénéisation – ce qui est de fait le cas – et non pas, si l’on peut accentuer la notion, vers les différentiels du divers. Encore faut-il le revendiquer esthétiquement, mais aussi politiquement, autrement dit imaginer une autre politique de l’esthétique et du poétique dans notre construction du monde sensible. Glissant avait résolument opter pour les différentiels, car, écrit-il : « Dans les œuvres d’art, comme dans le réel, la beauté n’est pas la splendeur du vrai, elle est et révèle dans une œuvre ou un donné la force des différences qui dans le même temps s’accomplissent et déjà prédisent leur relation à d’autres différences[2]. »
On soulignera la formule « dans les œuvres d’art, comme dans le réel ». Sous cet angle, l’esthétique cosmopolitique est donc bien une question fondamentale, car veut-on refonder une esthétique qui serait mondialisée, avec ses particularismes et pluralismes, ou bien une esthétique cosmopolitique défendant la diversité et le dialogisme ? Car la commune humanité et l’humaine diversité sont aussi informées par l’esthétique, et c’est en ce sens cosmopolitique que l’humanité est esthétisable et que l’esthétique est cosmopolitisable.
Les nombreux passages ménagés par Glissant entre poétique, esthétique, Relation et Divers, doivent être complétés par ce qu’on pourrait appeler une théorie de l’imaginaire, ou, de manière moins grandiloquente, une poétique de l’imaginaire, tant cette notion structure les champs susmentionnés, mais aussi le champ politique. Ainsi, dans Poétique du Divers, parlant des luttes sociopolitiques, Glissant écrit : « Il me semble que c’est une autre forme de combat que les combats quotidiens, et que pour cette forme de combat l’artiste est l’un des mieux placés ; je le crois. Parce que l’artiste est celui qui approche l’imaginaire du monde, et que les idéologies du monde, les visions du monde, les prévisions, les plans sur la comète commencent à faillir et qu’il faut commencer à lever cet imaginaire[3]. » Si l’on repérait dans l’œuvre les occurrences concernant cette question de l’imaginaire – avant tout poétique et esthétique, mais aussi existentielle et ontique, puisque l’être existant est directement concerné, comme le rappelle régulièrement Glissant –, on verrait que les réflexions de ce dernier partagent de nombreux points communs avec l’essai de Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société[4], mais aussi des textes ultérieurs – tels que Faire et à faire, Histoire et création – où le philosophe a reconstruit des relations au plus haut point importantes ici, puisqu’il s’agit de repenser les passages entre poétique et pratique, donc entre la poïesis et la praxis. La relative autonomie d’une poïesis ne saurait se couper d’une relation à la praxis, le faire n’étant en définitive qu’une modalité de cette praxis, notamment à travers le « social-historique », lequel va de pair avec une réflexion renouvelée sur le faire, la création et l’autonomie. Si l’artiste a pour poièse principale la création et l’autonomie, le faire, il n’en reste pas moins un sujet social-historique qui forge et réalise des objets sociaux-historiques, cela surtout lorsque les thématiques de ses créations sont précisément le social-historique. Les artistes et les œuvres d’art relèvent directement de ce faire, du représentable et du faisable possibles du social-historique. La poïesis de l’artiste est ainsi inextricablement mêlée sur l’autre versant effectif à ce qui est ou non faisable et réalisable, dont on soulignera que le comment (comment faire ?) est soumis à la critique esthétique et social-historique des récepteurs, surtout lorsque les œuvres sont à propos du faire de l’interaction social-historique, de ce qui est ou non permis, possible ou acceptable.
L’un des pivots essentiels de cet imaginaire cosmopolitique du divers esthétique est nos relations à l’Autre, lesquelles qui comprennent notamment le pratico-sensible, cela en refusant les coupures radicales entre sensible et pratique, poétique et social, différence et identité, toutes sortes de dichotomies qui continuent d’alourdir, voire de volontairement empêcher les nécessaires mutations pratico-sensibles. Certains auteurs, estiment que ces mutations, transformations, bouleversements sont inéluctables et même déjà une imagination sociopolitique en acte, car déjà agissante dans les corps et les esprits, ainsi que le souligne Ulrich Beck lorsqu’il affirme que l’« époque cosmopolitique repose sur une imagination dialogique de l’Autre internalisé[5] ». On pense aussitôt à la formulation de Glissant : « Nous “savons” que l’Autre est en nous, qui non seulement retentit sur notre devenir mais aussi sur le gros de nos conceptions et sur le mouvement de notre sensibilité. Le “Je est un autre” de Rimbaud est historiquement littéral. Une sorte de “conscience de la conscience” nous ouvre malgré nous et fait de chacun l’acteur troublé de la poétique de la Relation[6]. »
Le chemin à parcourir est encore bien long pour que les espistémés et les écologies esthétiques recroisent les autres savoirs, les autres cultures et pratiques, afin que le cosmopolitique du divers soit réellement effectif. À nous de l’imaginer. Pour ce faire, il fau absolument changer de manières de penser, de vivre, d’exister et d’agir. S’engager dans ce que j’appelle une esthétique cosmopolitique peut déjà bénéficier, par exemple, de l’« esthétique dialogique », telle qu’on la trouve chez Mikhaïl Bakhtine, couplée avec des théories de l’intersubjectivité proposées par différents philosophes ; de la « poétique de l’action » initiée par Paul Ricœur ; ou encore des « concepts amazoniens » développés par l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, et, plus largement, des « épistémologies du sud » défendues par le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos. Tous ces textes et pensées contribuent également à une philosophie du divers cosmopolitique.
L’œuvre d’Édouard Glissant en proposa une forme possible en travaillant cette Esthétique du Divers à travers la poétique de la Relation[7], qui est aussi une sociopolitique de la Relation où l’on défend la diversité, le différent, l’altérité, le métissage et la créolisation, le multilinguisme, toutes sortes de partages et de mélanges que rejettent férocement ceux et celles qui soutiennent qu’il n’y a pas d’autre alternative que l’Histoire qu’ils sont en train de fabriquer à l’échelle planétaire. Il est clair que si l’on domine et possède les moyens financiers de s’accaparer le pouvoir sur les images et les imaginaires, les langues et les langages, alors on s’octroie le droit d’écrire l’Histoire à travers elles. Tout ce qui est divers, relation, partage et don échappe à cet avatar contemporain de l’utilitarisme, de l’identité forcée et imposée, de la globalisation voulue par les élites et les clans. Contre la globalisation et la mondialisation, il nous faut choisir la « mondialité », la différence et le divers, le cosmopolitisme, car il n’y a qu’un monde. Autant qu’il soit vivifié par la commune humanité et l’humaine diversité.
[1] Édouard Glissant, Poétique de la relation (Poétique III), Paris, Gallimard, coll. Blanche, 1990, p. 46-47.
[2] Une nouvelle région du monde, Paris, Gallimard, « Blanche », 2006, p. 44-45.
[3] Introduction à une poétique du Divers, Paris, Gallimard, p. 56-57.
[4] Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975.
[5] Ibid., chap., 3, § 2, p. 156. Souligné par U. B.
[6] Poétique de la relation, p. 39.
[7] Édouard Glissant, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990 ; Traité du Tout-Monde, Paris, Gallimard, Blanche, 1997 ; Introduction à une poétique du divers ; Une nouvelle région du monde, Paris, Gallimard, Blanche, 2006.