De fausses polémiques à propos de la biographie de François Noudelmann parue aux éditions Flammarion auront un temps eut l’effet d’en masquer une autre, beaucoup plus essentielle. La biographie est en effet un art étrange. À en faire l’archéologie on peut supposer, au-delà des sources, que toute biographe reproduit les formes discursives de son époque. Je détiens par exemple, cadeau d’un imprimeur, une biographie de Gérard de Nerval rédigée par l’un de ses proches tout au début du vingtième siècle. Les deux discours prépondérants du siècle précédent s’y font face, parfois même d’un paragraphe à l’autre. À la rigueur positiviste et factuelle quasi obsessionnelle répond un romantisme échevelé où il est soudain question d’amours et de fées. Sans doute pourrait-on citer d’autres exemples plus contemporains. On pourrait analyser les biographies de Roland Barthes, par exemple, ou de Samuel Beckett, et percevoir de tels affrontements entre des formes discursives de leurs temps. À ce titre, les biographies de référence, ou dénommées intellectuelles, quelles que soient leurs utilités ou leurs qualités, ne sont qu’un des genres normés dans l’histoire de la biographie, et n’échappent pas de par leurs formes mêmes, à un ordre des discours dont la conséquence est d’affermir quelque parole d’autorité.
L’enjeu de l’écriture biographique de François Noudelmann est de tenter de ruiner par avance ces prétentions discursives, précisément à propos d’une vie, et d’une œuvre, qui échappent elles-mêmes à bien des classifications, et dont on peut penser qu’elles résisteront encore longtemps, c’est souvent l’apanage des grands, aux tentatives de préhension, sinon de préemption, qui ne manqueront pas d’apparaître.
Loin de telles prétentions dans cette biographie à bien des égards surprenante. L’auteur nous prévient d’emblée non seulement de ce qu’il interroge le genre biographique mais qu’il intercalera au long du texte des moments de description, ou d’instantanés, d’Édouard Glissant en vie dont seul un proche tel que lui aura pu être témoin. Coquetterie narcissique de sa part ? Tentative de légitimation ? On sourirait, car l’enjeu est bien ailleurs. Un tel dispositif permet en fait de préciser deux choses. D’une part cette proximité, nécessairement partielle, ne saurait faire seule vérité, et d’autre part de tels instantanés de vie récusent toutes tentatives ou tentations hagiographiques ou positivistes. Rien qu’un homme et pas moins qu’un homme. Le mystère demeurera quelle que soit l’appropriation biographique.
Le second moyen mis en œuvre afin de déjouer les normes passe par l’écriture. En général, on n’oserait dire au naturel, une biographie, une fois choisi son genre, et déterminée son orientation rhétorique, adopte un style et s’y tient. Son énonciation première lui tient lieu de viatique. Elle n’a à cet égard pas la plasticité du roman et cette cohérence stylistique fait effet de vérité, même partiale. La biographie d’Édouard Glissant par François Noudelmann va à l’encontre d’un tel procédé d’arrêté du discours. Elle passe, parfois dans un même paragraphe, d’une forme d’écriture à une autre, de la fiction très documentée à une précision d’analyse rigoureuse, du factuel au fictionnel et inversement. Comme si là encore la prétention d’une vérité seule était impossible, comme si là encore la multiplicité d’Édouard Glissant était à l’œuvre, comme si là encore il s’agissait de déjouer les légendes que tout écrivain laisse, de son vivant ou après lui, avec ou contre son gré, comme si là encore le mystère devait perdurer, et ce quelles que soient de la part du biographe, répétons-le, la documentation accumulée, la rigueur des recherches faites, le recueil des témoignages, et quelle que soit la vigueur des sources.
Les sources justement, voici une autre question cruciale posée par cette entreprise d’interrogation. Une biographie normée, pour poser son autorité, utilisera des paratextes. Un appareillage de notes certifiera. La citation des sources authentifiera comme quelque poinçon administratif. Chez François Noudelmann, par ailleurs universitaire d’envergure, en lien étroit avec nombres de proches, d’amis ou de témoins d’Édouard Glissant, nul doute qu’un tel usage des paratextes eût été une voie royale. Mais il faut entendre son refus. Une telle authentification poinçonne et fixe le texte, empêche les mouvements et les errances de l’écriture, fige une vie dont il n’a de cesse de nous signifier qu’elle nous échappera toujours quelles que soient les qualités de nos investigations. Et de fait, qu’est-ce qu’une vie, la question reste posée, et de fait qu’en aura-t-il été par ailleurs d’Édouard Glissant et de la citation de ses propres sources ?
Il y aura toujours, dans toute biographie, des parts d’ombre, des parts de lumière. L’écriture biographique occulte autant qu’elle dévoile. Elle obéit là encore non seulement à des normes discursives mais tout aussi bien aux partitions culturelles de son temps. Bien des champs en sont actuellement exclus. Le biologique, toute la panoplie des affects, des économies psychiques et des conditions financières, la sexualité, le rapport au temps, à la mort, pour cette dernière menant si souvent à la légende hagiographique de la dernière phrase, du dernier mot dit ou écrit, bref, la vie réelle des auteurs vivants. Il faudra se souvenir de la phrase stupéfiante d’un journaliste à la mort de Tristan Tzara. « M. Tristan Tzara ne pouvait être un grand poète, écrira-t-il, je le voyais tous les jours faire son marché avec son panier. »
Un autre exemple sur ce point. En 1948 Jean Giono est en pleine écriture du Hussard sur le toit. Un moment magique dans l’histoire de la prose française. Lui, dont on a pu parfois donner l’image d’un épicurien débonnaire et rêveur, est un travailleur de force. Pendant ce temps là, madame, Élise, prépare une daube. Il descend, mange, remonte. Dans l’après-midi, Élise aura une étrange phrase souriante : « La daube était bonne, il en tuera un peu moins cet après-midi. » Que l’on y prenne garde, il y a dans cette phrase beaucoup plus qu’il n’y paraît. Le biologique par exemple, la nourriture. Mais quelle biographie fera pièce à ces moments ? « Il n’y a de biographie que de la vie improductive », précisera Roland Barthes.
On comprendra ainsi, mais à condition de la lire, ce qu’il en aura pu être de cette biographie, de ses enjeux de pensées et d’écritures, et dès lors des difficultés, des obstacles, qu’aura dû tenter de surmonter son auteur, et sur bien des points aura réussi à surmonter. Il s’est agit de déconstruire une biographie à l’intérieur même de son élaboration. On imagine la rigueur qu’il lui aura fallu, la distance sinon la défiance dont il aura dû faire preuve vis-à-vis de ses procédés habituels d’écriture. La remise en question, oserais-je dire le «tremblé» qu’il lui aura fallu personnellement assumer. Mais n’allons pas plus loin à son sujet. Sans doute détesterait-il cela. Il aura suffi qu’il ait ainsi écrit.
Car on comprend aussi dès lors une autre dimension de cette entreprise : déjouer d’avance, à propos de son sujet, entendons ce dernier terme en son sens psychologique le plus strict, questionner par avance, les tentatives de préhension que la vie rêvée, sinon romanesque1 d’Édouard Glissant ainsi que la diffusion de son œuvre ne manqueront pas de susciter. Pourquoi ? Pour le seul plaisir intellectuel de déconstruire ? pour reconduire l’ère du soupçon ? Si le moyen est là l’enjeu est sans doute ailleurs. Face à la montée des biopics et de leurs travestissements, il s’agissait de rappeler que tout écrivain, et peut-être surtout poète, est une singularité – on pourrait songer à l’acception scientifique de ce terme comme « lieu » où les lois physiques actuelles cessent soudain d’être – et comme tel a un droit le plus strict à ce qu’Édouard Glissant précisément appelait l’opacité.
À cet égard le dévoilement même de faits et vérités tenus habituellement par le biographe pour mineurs, ou trop intimes, ou anecdotiques, à contrario rétablissent une opacité essentielle. De par sa proximité, sans doute aura-t-il fallu à son auteur une étrange pudeur. Rassurons-le, d’Édouard Glissant demeurera le mystère d’une singularité décisive. Cette bio lui sera pour longtemps un très bel anti-bio préventif.
Dominique Labays
1) Peut-être cette biographie aurait-elle dû s’appeler « roman ». Ce qui n’enlève rien à sa place, l’éditeur ne s’y est pas trompé, dans la collection « grandes biographies ».