La cage des méridiens

La cage des méridiens

Écrit par Labays Dominique (Paris) Administrateur 16 octobre 2019 Catégories : Livres

La cage des Méridiens

Bertrand Westphal

 

Il est impossible, sinon à en reproduire tel quel, et encore, la quatrième de couverture1 de rendre compte de l’ouvrage de Bertrand Westphal La cage des méridiens 2. On s’y référerait, la table des matières elle-même troublerait : « la taupe, le dragon, le lion, le plongeon, l’écureuil ». Impossible encore car les illustrations de l’ouvrage participent à part entière au propos. Il n’est pas jusqu’au sous-titre « la littérature et l’art contemporain face à la globalisation » qui, en son incise même, ne déroute et n’interpelle.

Impossible car la traversée des concepts, des références, des schèmes, des artistes est si riche, si dense, que sans cesse des lignes de fuites désirées viennent grever la discursivité du propos, à savoir une approche géocritique3 et topologique de certaines figures et représentations spatiales, notamment du monde, dans les arts contemporains à l’instant d’une uniformisation globalisante fantasmée. À le résumer ainsi l’ouvrage semble aride. Fi ! Il s’agit d’un livre OUVERT auquel on oserait appliquer la célèbre phrase de Frantz Fanon « ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge »4 à l’instar de ce « tu » interrogatif qui nous est tout au long du livre adressé et qui est tout aussi bien le « tu » de l’auteur questionnant lui-même ses a priori et ses propres sujétions à la doxa.

La traversée des références

Quelle traversée quand on y songe : topologie, taupologie, tautologie, terrier, schibbolet, ruban de Möbius, marelle, système-monde, europe, post, hiérarchie des genres, canons littéraires, saudade, canons de la théorie, archipel, universel, world littérature, hypercentre, traduction, translation, utopie, périphérie, dystopie… L’on ne peut bien sûr qu’en passer… L’indexation est impossible des références, des artistes – écrivains, sculpteurs, peintres, performeurs, réalisateurs (qu’en serait-il des musiciens ?) concepts et théoriciens exposés et recensés dans un tel ouvrage.

Les traversées d’un monde

La liste en pourrait même paraître quelque peu prévertienne, mais cela ne témoignerait que de l’impossibilité pour le rédacteur du présent article de rendre compte des traversées proposées. Un monde soudain s’ouvre, ainsi de références mondaines dont on attendrait les traductions en France, ouverture dont sans cesse l’auteur prévient : « Le réflexe ethnocentrique est toujours à l’affût et la doxa retorse ; lui échapper équivaut à mettre à distance les acquis même de ta propre culture et d’entrer dans la dimension d’un pur désir destiné à n’être jamais satisfait ». Et plus avant dans la même page 123 : « Or le rhizome est un désir auquel l’Occident à toujours refusé de s’abandonner – le désir de s’embarquer sur un bateau ivre prêt à sillonner les cultures dans leur plurivocité post-babélienne, en l’absence de la plus cardinale des boussoles : celle qui ramènerait le monde à un savoir universel, à un repère unique et donc fiable, infiniment rassurant. Consolatoire en un mot. »

Un monde s’ouvre. Il s’agit d’être enfin obstinément ailleurs. Et un certain nombre de théoriciens et d’artistes nous l’ont signifié, désormais nous le signifient. Une mutation est aujourd’hui à l’œuvre.

Une traversée d’Édouard Glissant

Parmi les écrivains – entre autres Cendrars, Kafka, Kundera, Saramago, Dante, Maran… un nom est souvent cité, celui d’Édouard Glissant, dont l’auteur dit : « Édouard Glissant dont la bravoure est presque sans borne »5, ou encore, clair aveu : « lui que l’on aime et veut entendre clamer sa foi en l’écriture. »6

Pour un lecteur de Glissant cet ouvrage est du pain bleu. Tout d’abord parce qu’il est sans ambigüité présent, et ce jusqu’en la manière dont il est cité, citations inhabituelles, un tel usage ayant notamment pour effet de signifier combien l’œuvre est à lire ou relire avec attention, sans capitaliser sur des clichés ou routines, une telle œuvre étant à venir. D’autre part, car certaines propositions d’Édouard Glissant sont à la fois mises en perspectives et réinterrogées.

Mise en perspective : Glissant n’est pas autosuffisant. A lire La cage des méridiens, sa voix, importante et saluée, est mise en relation avec celles d’autres artistes et penseurs que Glissant ne connaissait peut-être pas, mais auxquels sa pensée est ainsi reliée, devient parmi, participant avec d’autres d’une mutation actuelle de la littérature et des arts, en réponse à l’effort inquiétant et au fantasme d’éternité d’une uniformisation globalisante. Réinterrogée : car au passage, et avec une précision interrogative remarquable, certaines notions glissantiennes sont réellement questionnées.

Ainsi de celle des invariants et du « lieu commun » dont Bertrand Westphal interroge l’assertion suivante dans le Traité du Tout-Monde : « L’invariant est tout comme ce que nous disions du lieu commun : un lieu ou une pensée du monde rencontre une pensée du monde. »7 L’auteur d’interroger et de s’interroger : « Pour Glissant,  l’invariant ne vise pas à établir un Absolu mais une Relation. (…)  Il aide à contenir l’énigme du monde et à la résorber au point d’ouvrir le monde à la cohabitation conformément à une logique relationnelle. Évitera-t-il de neutraliser la diversité culturelle au premier carrefour, le plus évident, celui que l’on emprunte sans y prendre garde ? Tu reconnaîtras que l’affaire n’est pas simple. »8 La question en effet peut se poser. Que différencierait à terme un lieu commun d’un « lieu commun » glissantien ? Et le risque n’est-il pas aussi qu’apparaisse quelque processus d’uniformisation ?

Derechef du schème « archipel ». Aussitôt une question : « Mais qu’en serait-il des centres, de nombreux centres, pour qui l’Occident cesserait d’être un pivot, une référence quasi obligatoire ? Cela entraînerait quelque chose d’infiniment satisfaisant, certes, mais un doute subsisterait : quel serait le sort des périphéries connectées à ces centres démultipliés et quelle serait la nature des nouvelles hiérarchies qui verraient le jour – ou qui ont vu le jour, car le poids de l’Occident et de son axe étasunien est certainement moins écrasant qu’on ne veut le croire ? La métaphore de l’archipel ne permet pas de répondre à cette question. Elle continue d’articuler la pensée autour de repères hiérarchisés, fut-ce implicitement. »9 Que serait en effet une «  politique des archipels »,  pourrions-nous ajouter.  Et Bertrand Westphal d’amèrement appuyer : « Toujours est-il que le bon vieux est toujours là. Peut-être laisse-t-il à nouveau courir ses ouailles insulaires dans la marge de liberté qu’il leur concède. Une marge, une simple marge. »10

Traversée de La cage des méridiens

On le voit, traverser La cage des méridiens est aussi retraverser l’œuvre d’Édouard Glissant, en réinterroger certains termes qui avec le temps peuvent à leur tour se figer en littéralité. On accordera à son tour à Bertrand Westphal un certain courage. « Au nom de quoi ? », te demanderais-tu ? « D’une utopie désirante du trans et de l’inter, du périphérique, de la marge et du maritime » répondrait peut-être l’auteur de La cage des méridiens. « Mais peut-on penser un topos si fluide, si fluctuant, sans lieu figé ni localisation fermée ? » questionnerions-nous. « Pourquoi pas ? » demanderait-il alors à son tour.

En 1956, l’écrivain brésilien Joao Guimaraes Rosa clôt son roman majeur, Diadorim11, en l’ouvrant à l’ailleurs et aux temps par le terme « traversée » suivi de trois petits points et du symbole de l’infini. Peut-être une telle formulation relève-t-elle aussi d’une forme interrogative. L’ouvrage surprenant de Bertrand Westphal reconduit avec brio et passion cette interrogation implicite et en fait par là même un magnifique livre de l’intranquillité.

 

1) Cf. ci-dessous

2) « La cage des Méridiens ». Bertrand Westphal. Éditions de Minuit. Paris. 2016.

3) https://fr.wikipedia.org/wiki/Géocritique

4) « Peau noire, masques blancs ». Franz Fanon. Éditions du Seuil. Paris.1952.

5) La cage des méridiens. P. 104.

6) Ibid. P. 207.

7) Traité du Tout-Monde. Edouard Glissant. P. 161.

8) La cage des méridiens. P.164.

9) Ibid. P. 232.

10) Ibid. P. 233.

11) Joao Guimaraes Rosa. Albin Michel. Collection grandes traductions. Première parution au Brésil en 1956.

 

Entretien de Bertrand Westphal sur « La cage des méridiens » : http://www.revue-critique-de-fixxion-francaise-contemporaine.org/rcffc/article/view/fx16.17/1211

La cage des méridiens :http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-La_Cage_des_m%C3%A9ridiens-3191-1-1-0-1.html

Biographie de Bertrand Westphal : https://fr.wikipedia.org/wiki/Bertrand_Westphal

Lien interne vers un article du site en relation :https://edouardglissant.world/du-tout-monde/archipelagic-american-studies/

 

La cage des méridiens, quatrième de couverture :

Planter des piquets, dresser murs et murets, ouvrir des guichets… L’être occidental se complaît en des clivages qui l’aident à conforter ses fantasmes territoriaux. Et le globe de se transformer à ses yeux en pelote de lignes et de frontières étanches, en vaste cage des méridiens qui, sur un mode empreint de mélancolie, sanctionnerait la nature immuable des choses.
La littérature et les arts s’accommodent parfois de cette trompeuse évidence. Pour plus d’un néanmoins, le canon artistique est l’expression d’un ethnocentrisme. Pour plus d’un, l’universalisme culturel est la marque d’une occidentalisation, voire de la globalisation en cours.
Imaginera-t-on une alternative ? un monde qui privilégierait la périphérie et dont le centre libéré du carcan global véhiculerait un début d’équité ? De-ci, de-là, par-delà les océans, des écrivains ont fait preuve de cette sorte d’imagination, des artistes aussi, nombreux, pour qui le globe et les cartes ont fini par devenir la matière d’une pensée fluide à portée planétaire.

 

Atlas des égarements, dernier ouvrage paru d’Alain Westphal (2019) : quatrième de couverture

Études géocritiques

Nous nous garons, nous voilà soulagés. Mais si nous nous avisions de repartir ? Nous risquerions de nous é-garer. La séquence est brutale : … se garer… s’égarer. Sortis du stationnement, serions-nous irrémédiablement perdus ? La langue française affirme qu’il n’y a rien entre le garage et l’égarement, rien sinon la vague étendue qui supporte l’aventure. Se mettre en mouvement serait donc se fourvoyer à coup sûr, errer au pied de moulins à vent, devant des géants, allez savoir.

Les égarements auraient de quoi nous effrayer.

À juste titre ? Et si, au contraire, ils nous aidaient à redevenir naïfs, un rien donquichottesques ? Un atlas des égarements ne serait pas de trop. Il existe. Des écrivains et des artistes du monde entier nous en livrent l’ébauche.