Sympathie pour le fantôme

Écrit par Labays Dominique (Paris) Administrateur 14 août 2018 Catégories : Livres

« Sympathie pour le fantôme », roman de Michaël Ferrier paru chez Gallimard en 2010, est un ouvrage d’érudition. Il est sans doute bien des manières d’écrire un tel livre de « Lettré », au sens même un peu aristocratique du terme. Mais celui-ci a cette singularité de sans cesse cacher sa réelle érudition, comme si, par tristesse ? pudeur ? lucidité ? distance ? errance ? élégance ? ou encore par un magnifique et secret retour de l’érudition sur elle-même, il était question de la masquer, de n’en laisser paraître que la pointe d’iceberg, la substantifique moelle ou le lent dépôt. 

Bien des moyens sont mis en œuvre pour un tel geste de voilement dévoilement : l’ironie drolatique – la description des pratiques universitaires ou télévisuelles sont savoureuses – ; les références érudites flottant comme autant de planches sur un abîme  ; un rappel des présences et prestances du vivant – l’amour, l’amitié, la veille, l’écriture, la musique, la peinture (on retiendra cette phrase qui fait un instant leitmotiv « la promenade, l’amour, la musique sont d’excellents remèdes ») – ; jusqu’à ce mémoriel, à opposer au mémorial, de discrets fantômes historiques dont il est fait récit et qui viennent batte en brèche l’Histoire monumentale, on oserait « monumentaire », d’une France une nouvelle fois aux prises avec des mirages identitaires. 

Un autre moyen du texte est de n’en pas céder sur la situation d’énonciation. Alors même que le narrateur ironise sur les « essais moi-moïques », est mise en place une narration à la première personne du singulier. Paradoxe narcissique ? Non pas. Peut-être simplement refus de référer l’érudition au savoir académique pour s’en tenir obstinément à son appropriation dans et par la vie. 

Le titre même de « Sympathie pour le fantôme » – on pourrait entendre « symphonie pour le fantôme », ce serait faire droit à la composition quasi musicale de l’ouvrage – se laisse écouter au sens où le texte liminaire l’annonce : « … fantôme est aussi un terme de technique musicale : quand on frappe une touche de piano, un harmonique de la note émise peut correspondre exactement à la fréquence selon laquelle une autre corde a été réglée. Cette corde se met alors à vibrer à son tour, par « sympathie » en quelque sorte, de façon audible. Ce phénomène est appelé « fantôme ». Je suis cette corde qui vibre : Sympathie pour le Fantôme ». Raisonner ? Non ou alors peut-être, mais résonner ? oui, accorder sa fréquence. 

« Et Edouard Glissant alors ? » demanderez-vous. Précisément Glissant. On peut sentir que ce qui a été jusqu’ici évoqué n’en est pas loin. Une seule occurrence de son nom existe dans l’ouvrage -mise à part une citation, p.18 de « l’oncle Edouard », parmi d’autres noms, cité par une fort sympathique universitaire américaine lors d’un grand colloque international sur l’identité française dont la description aurait fait rire l’homme sans qualités.

Il est cependant présent, omniprésent. Sur le plan du récit par la relation des vies de trois « fantômes de l’Histoire », trois « Français d’outre-mer » : Ambroise Vollard, le marchand d’art de Picasso, Renoir, Cézanne, Van Gogh et tant d’autres, Jeanne Duval, amante noire et muse de Baudelaire, et Edmond Albius, esclave qui inventa le geste de fécondation des fleurs de vanille.

Au niveau du récit encore, à suivre la truculente description de l’élaboration et la réalisation du « grand » colloque sur l’identité. On voit ce qu’il peut en advenir du terme de créolisation et de ses enjeux.

Au niveau du lexique, un lecteur suivra la trace des termes chers à Edouard Glissant qui émaillent le texte. Au niveau des prises de position, nul doute sur la partie prenante du narrateur et son obstination combattante.

Et enfin, revenons à l’érudition cachée, par de nombreuses phrases qui peuvent paraître, sinon apparaître, comme des citations sans notes – on imagine l’ampleur invasive d’un tel appareillage de notes -, des fantômes de phrases de Glissant qui surgissent au détour des lignes. Ainsi, à propos de Jeanne Duval : « Pour la retrouver, il faut entrer dans le tiers-temps. c’est un temps très étrange, ni tout à fait celui des fables, ni tout à fait celui des traces, un temps qui est à la fois témoignage et secret, qui ne se totalise pas, qui ne se referme jamais ». 

Achevé d’imprimer en juin 2010, ce roman de Michaël Ferrier précédera de peu le décès de Glissant. Il n’est pas dès lors dans l’après-coup jusqu’aux termes de nuit, d’archipel, du Japon, de veille, de jazz, qui ne fasse écho. Sympathie pour le fantôme, dans tous les sens du terme. Prenons y garde, Michaël Ferrier aura sans doute rencontré dans l’avant coup le fantôme à venir d’Edouard Glissant. 

Il est assez rare qu’un ouvrage érudit soit entièrement donné. Subsiste toujours une réserve. La singularité de celui-ci et qu’il le soit, totalement, donné. Sa réserve même est encore une forme de don. 

A lire ainsi. Sans réserve.

Lien du titre aux Editions Gallimard avec les autres ouvrages de l’auteur: http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/L-Infini/Sympathie-pour-le-fantome

Site Tokyo timetable sur les liens littérature japonaise et française, présentant, notamment, les ouvrages de Michaël Ferrier :https://www.tokyo-time-table.com/livres