Samarcande

Écrit par Labays Dominique (Paris) Administrateur 10 février 2018

 

Il est des lieux du monde qui en poinçonnent l’étendue. Nos imaginaires ne cessent d’y revenir, de les réinventer, d’en élargir les présences et les significations.

Edouard Glissant veillait au monde. Il écrivait la nuit et l’ouvrait à bien des espaces. Ibadan, New-Orleans, Carthagène des Indes… la liste serait longue des villes qu’il revisita et parcourut en réel ou depuis sa table, interrogeant leurs présences, creusant jusqu’à l’évidence leurs singularités, sans lesquelles le monde ne serait pas ou n’aurait pas été, ou tout du moins serait et aurait été autre.

Parmi ces lieux, deux villes eurent une importance particulière, Carthage et Samarkand. Carthage, carrefour de l’histoire, qu’il visita et à laquelle il consacra des écrits, et Samarkand où il rêva d’aller, enchanté entre autres par quelque sonorité du toponyme.

Samarkand. Il y a là deux cités. Celle désormais classée depuis 1996 au patrimoine de l’humanité, avec ses coupoles colorées, ses monuments, et affrontée au désert et à l’usure du temps. Et l’autre, bruissant sans cesse du brouhaha des anciennes caravanes, des arrivées et des départs, des échanges sans fin à l’ombre des caravansérails.

Il est des lieux du monde que l’on n’atteint jamais. Dans l’imaginaire des villes, Venise, même lacustre et trouée d’eaux, même affrétant pour ailleurs ses navires, qui reviendront, s’accroche à ses îles et ses sables, situable, tandis que Paris, Vienne ou Berlin, cités statufiées, aimantent tout un chacun vers leurs centres pétrifiés. 

Carthage et Samarkand, elles, demeurent « inatteignables »*. Carthage est à jamais cette ville rasée sous le sel épandu, ce possible du monde rayé d’une main romaine et ferme. Samarkand, carrefour des cultures en Relation, bruisse à jamais des langues qui l’ont traversée avec le charroi des caravanes, des vents et des poussières qui en parcoururent les rues, et reste ainsi indéfiniment tremblée à l’horizon.

« Ce sont des embouchures du monde »* dira Edouard Glissant. Ce terme d’embouchure est singulier. Dans la langue française il peut tout aussi bien désigner le delta d’un fleuve, ainsi ce Danube dont Claudio Magris, ami de Glissant, se sera fait le chantre, que l’embouchure d’une trompette jazzée à partir de laquelle le souffle se fait son.

L’une ou l’autre de ces acceptions ? L’une et l’autre. Samarkand, carrefour, ville traversée et traversière, n’en finit pas d’être un lieu rêvé du monde.

 

 

 

*Entretien « Politique de la mondialité » de Edouard Glissant avec Aliocha Wald Lasowski, extrait de « Edouard Glissant, penseur des archipels » de Aliocha Wald-Lasowski. pages 493-502 (éditions Pocket, collection Agora, 2015).