D’une île à l’autre

19 juin 2020 Catégories : Article

 

La littérature taïwanaise à la lumière des concepts d’Édouard Glissant

Par Yueh-Ta CHEN

(Photo : Île de la Montagne Tortue, en face de la ville de Toucheng, Taïwan
© Yueh-Ta Chen)

 

D’une île à l’autre : Martinique et Taïwan

L’histoire des Antilles est marquée par le passé douloureux de l’esclavage et du gouffre – le fameux « passage du milieu » – engendré par la traite négrière qui a « coupé » les esclaves de leurs origines africaines. Pour penser ce phénomène, Édouard Glissant crée une « genèse » qu’il qualifie de « digenèse » : pour lui, la « matrice-gouffre » du bateau négrier constitue l’origine de son peuple. À partir de cette « naissance collective », Glissant étudie en profondeur ce qu’est le monde créole. D’abord par sa langue : la langue créole est une langue métisse, une langue de « compromis » entre les békés et les esclaves africains, qui a inspiré à l’auteur le « concept » de créolisation. Glissant parle également de la créolisation du monde : il estime que le monde se créolise, c’est-à-dire que « le monde prend conscience de sa diversité et commence à mettre en acte les éléments de cette diversité » (Poétique du Divers, Guillaume Robillard, Golda Production, 52 min., 2015).

L’histoire de Taïwan a beaucoup de points communs avec les Antilles. Cette île est située au sud-ouest du Japon et au sud-est de la Chine. Sa population est composée d’une population « indigène », à savoir les Aborigènes mélanésiens, présents depuis huit mille ans, et d’immigrants chinois installés depuis le XVIIe siècle. En effet, Taïwan étant considérée par la dynastie de la Chine comme étant une île déserte, les Chinois qui habitaient à côté de la mer de Chine n’avaient pas d’autre choix, à cause de la guerre ou de la famine, que de s’aventurer en traversant le « fossé noir », le détroit de Taïwan, pour échapper à leurs malheurs. Mais ce n’était pas un voyage facile, l’expression « fossé noir », autre forme de gouffre, pouvant faire écho en différence – les conditions du transbordement n’étant évidemment pas les mêmes – au fameux « passage du milieu » des esclaves africains déportés de force vers la Caraïbe et le continent américain, soulignant bien la difficulté de ce voyage. De plus, Taïwan fut « découverte » par les occidentaux, tout d’abord par les Portugais au xvie siècle, qui la nommèrent « Formosa », « Belle île », puis par les Espagnols et par les Hollandais. Ces deux dernières nations y établirent leurs comptoirs commerciaux et exportèrent des fourrures et du bois livrés par les Aborigènes et par les migrants chinois en échange de poudre et de fusils. En 1662, le général Cheng Cheng-Kung, dernier général de la dynastie Ming –1368-1644 – fuit la dynastie Qing –1644-1912. En 1895, la fin de la guerre sino-japonaise impliqua la cession de Taïwan au Japon et ce jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Un demi-siècle de colonisation par le Japon a laissé des traces dans le peuple taïwanais. Suite à leur défaite lors de la guerre civile entre les nationalistes et les communistes en Chine, les nationalistes du gouvernement du parti nationaliste KMT s’enfuirent à Taïwan en 1949 : près de 500 000 Chinois vinrent dans cette île. Après leur installation à Taïwan, la loi martiale fut promulguée pour éviter la possibilité d’une chute du gouvernement à cause des gauchistes. Sous la dictature de Chiang Kaï-Shek, le président nationaliste de la république de Chine (Taïwan), au nom de l’anticommunisme et au côté de son allié les États-Unis, mit la pression sur la population de l’île. Différentes censures furent appliquées à l’encontre des dissidents. En particulier, un conflit de langues s’instaura : les Taïwanais n’arrivaient pas à maîtriser le mandarin parlé par les nouveaux migrants chinois détenteurs du pouvoir politique et économique, ce qui eut un grand impact sur la littérature taïwanaise, marquée par un fort problème d’identité et par de nombreux processus de mélanges entre langues véhiculaire et vernaculaire. On pense évidemment aux rapports de force existant entre le créole et le français aux Antilles. Dans Le Discours antillais, Glissant déclare :

Dans les manuels traditionnels, le créole est un patois, incapable d’accéder à l’abstraction, et par conséquent de véhiculer un « savoir ». Affirmons que prise dans ce sens (un privilège exclusif des langues supérieures) l’abstraction est une présomption fondée de la pensée occidentale1.

La même pensée est dans la mentalité des Taïwanais : en effet, la langue taïwanaise2 était considérée comme une langue inférieure par rapport à la langue officielle, à savoir le mandarin. Le gouvernement nationaliste privilégiait des politiques en faveur des immigrants d’après 1949 afin que ceux-ci contrôlent les médias et le système d’éducation nationale. La langue taïwanaise n’était acceptée ni à la télévision ni dans les autres médias. Il en allait de même pour les gens qui parlaient le mandarin avec l’accent taïwanais. Avec la levée de la loi martiale, petit à petit, la langue taïwanaise est apparue dans les médias, bien que souvent porteuse d’une image négative et « populeuse ».

Les « concepts » d’Édouard Glissant pour penser la problématique de Taïwan

Du côté des Antilles, suite au combat de la Négritude de Césaire pour lutter contre toutes les discriminations liées au colonialisme, Glissant décide de créer sa propre version de la « genèse » des peuples caribéens : il prend le gouffre du bateau négrier comme lieu de naissance de ces peuples. Pour accomplir la représentation de cette « genèse », il crée des thèmes et des formes : l’antillanité, l’opacité, l’identité-rhizome, la créolisation. On peut observer que toutes ces idées viennent d’un contexte géographique et historique spécifique. Ce qui nous intéresse ici est que si la pensée archipélique de Glissant a un très fort ancrage caribéen, elle peut également servir cette autre île qu’est Taïwan.

Glissant et Deleuze distinguent plusieurs modalités d’îles : d’un côté, « les îles continentales » (îles accidentelles et dérivées d’une désarticulation d’avec le continent) ; de l’autre côté, les îles issues d’éruptions sous-marines3. Si Taïwan est une île continentale, le lien avec le continent, c’est-à-dire avec la Chine, est inévitable. À Taïwan, les gens venus de Chine après 1949 s’appellent les waishengren (外省人, les outre-provinciaux) : ils occupent une grande part des postes du fonctionnariat, de l’armée et de l’intelligentsia – en particulier, à cause du privilège linguistique par rapport à la population locale qui a subi la colonisation japonaise et s’est donc éloignée du mandarin. On voit ici une dualité comme en Martinique où l’histoire de la colonisation engendre différentes composantes de la population : les békés, les métisses, les noirs ainsi que différentes positions politiques, les indépendantistes d’un côté, ceux qui veulent rester rattachés à la France de l’autre. À Taïwan également, les gens qui viennent de Chine après 1949, de la première, deuxième ou troisième génération, veulent souvent être proches de la Chine continentale, tandis que ceux qui étaient déjà installés à Taïwan avant 1949 sont moins favorables à cela. Du côté littéraire, les écrivains waishengren d’après 1949 maîtrisaient mieux la langue officielle, le mandarin, tandis que les écrivains « locaux » utilisaient plutôt le japonais. En effet, les écrivains de l’époque avaient subi la pression des colonisateurs nippons : de 1936 à 1945, le gouvernement du Japon voulut renforcer le contrôle sur les Taïwanais. Ainsi, le mouvement de Kominka (le mouvement de japonisation) interdit aux écrivains d’écrire en chinois. Par ailleurs, ils parlaient le taïwanais et le japonais. Le gouvernement provisoire chinois de Taïwan de l’après Seconde Guerre mondiale s’apparentait beaucoup à une forme de colonisation. Tout d’abord, il y eut le problème de la communication entre les différentes langues : d’une part, les Taïwanais ne parlaient pas le mandarin, d’autre part, après des années de guerre contre le Japon, les soldats de l’armée nationaliste considéraient les Taïwanais comme une altérité et jugeaient nécessaire d’interdire la langue japonaise. En 1946, ce fut l’explosion, suite au projet de saisir les cigarettes illégales circulant à Taïwan. Le conflit éclata entre les forces de l’ordre et le peuple taïwanais, embrasant toute l’île. Le gouvernement central envoya d’avantage de militaires sur l’île, estimant que les Taïwanais étaient des « sauvages », terme qui n’est pas sans faire écho à l’histoire coloniale des Antilles. Finalement, plus de dix milles Taïwanais furent tués sans être jugés. Parmi les morts se trouvaient en grand nombre des membres de l’élite locale. Ils étaient considérés comme des gauchistes. Cette période fut censurée dans l’espace public pendant quarante ans (1949-1987), jusqu’à la levée de la loi martiale.Pour revenir à la question littéraire, tous les écrivains taïwanais qui n’écrivaient qu’en japonais ne pouvaient pas continuer à écrire et les œuvres étaient censurées. Ainsi, la génération de cette époque-là disparut de la scène littéraire pendant très longtemps. À contrario, les écrivains venus de Chine, avec le gouvernement nationaliste, prirent la place. Dans les années 1950, la scène de la littérature taïwanaise fut occupée par une littérature patriotique, c’est-à-dire anticommuniste. Aussi, cette littérature était-elle détachée de la vie réelle du peuple taïwanais. Les intrigues se déroulaient souvent en Chine dans une atmosphère dramatique de « vol » du pays natal par les communistes. En conséquence, la génération suivante des écrivains taïwanais sachant couramment écrire le chinois, qui racontaient la vie de tous les jours à Taïwan dans leurs œuvres, fut exclue du courant dominant. D’une part grâce à la censure et d’autre part à la loi martiale, qui opprimaient toutes deux les voix « locales », la littérature patriotique est devenue le courant principal de la littérature taïwanaise pendant quarante ans. Selon Chen Fang-ming, dans sa Nouvelle histoire de la littérature taïwanaise, les écrivains taïwanais d’après-guerre durent affronter deux questions : la première fut d’interroger l’expérience coloniale, la seconde de savoir comment faire face à la culture chinoise qui était, pour les intellectuels taïwanais, à la fois familière et étrange4.http://editions-jentayu.fr/nos-publications/?fbclid=IwAR3twZ0ak8QrcpgQpiB-ZTZXtV-6qz2-PzN1E4Vs6Ou0gZc6SvW1SYrdt3Y

Comme l’histoire de Taïwan se situe à un carrefour du monde, la littérature moderne taïwanaise a beaucoup été influencée par différents pays. À partir des années 1960, la pensée occidentale a été de plus en plus relayée par ceux qui ont fait leurs études en littérature étrangère : cette discipline à Taïwan se présentait comme un pont qui introduisait la pensée occidentale aux étudiants taïwanais. Par exemple, ils se tournèrent vers le réalisme, un terme occidental, pour leurs pensées de base (tel que dans le célèbre Le Goût des pommes de Hwang Chun-ming en 1972). C’était aussi à cause du lien intime développé avec les États-Unis que beaucoup de chercheurs y partaient pour leurs études supérieures. Revenus à Taïwan avec les théories étasuniennes, ils appliquaient souvent la conception postcoloniale pour analyser le phénomène de la littérature taïwanaise à la croisée de différents courants. Cependant, une telle méthodologie n’était pas tout à fait compatible avec la littérature taïwanaise. Dans le milieu universitaire, on estima alors qu’il y avait un vide à combler, c’est-à-dire que l’importation de théories occidentales sans réflexion sur soi-même posait des problèmes. Les chercheurs estimèrent donc que créer des théories « locales » était indispensable. Pour commencer, ils travaillèrent à définir un glossaire. Les conférences sur ce sujet s’accumulent depuis plusieurs années et les professeurs de différentes disciplines consacrent leurs recherches à cette question. Par exemple, ils ne se basent que sur les choses de la vie quotidienne qui représentent bien la vie des Taïwanais. Cette approche fait, selon nous, écho à la méthode « enracinée » de Glissant (« Le lieu est incontournable »), bien que celui-ci crée des thèmes de façon plus aboutie : en effet, la pensée archipélique s’est construite à partir de la réalité des archipels ; le concept de créolisation est inspiré du caractère composite de la langue créole ; le rhizome est lié à la mangrove de la Martinique. Dans les poèmes et les romans de Glissant, celui-ci évoque souvent les noms propres de la Martinique. Malheureusement, à Taïwan, un certain manque d’imagination pose problème. Pendant longtemps, les écrivains et les intellectuels ont ignoré le paysage et les éléments « locaux » en continuant à se tourner vers l’Occident ou, comme il a été évoqué plus haut, vers la Chine.

Ainsi, pour la littérature taïwanaise et les méthodes d’analyse de cette littérature, la créolisation linguistique peut servir à résoudre les conflits existant entre les différentes langues en innervant le mandarin académique de l’imaginaire du taïwanais et des traces du japonais – par la tournure des phrases, le travail sur le rythme de l’écriture, l’usage d’expressions, le détournement du sens académique, etc.–, de même que la créolisation culturelle peut nous aider à mieux penser l’identité de la société taïwanaise. À ce titre, l’identité-rhizome réclame aussi l’importance de la diversité, de la pluralité. Le caractère central du lieu» dans la pensée glissantienne permettrait également à la littérature taïwanaise de « s’ancrer » dans la réalité taïwanaise afin d’y construire une esthétique propre. Quant à la pensée archipélique, elle permettrait à Taïwan de mieux se centrer sur elle-même, dans la plénitude de son insularité face au poids continental – linguistique, culturel, économique, militaire – de la Chine. Malheureusement, la littérature taïwanaise, pendant une longue période, fut monolithique. Aussi a-t-elle besoin de méthodes qui lui sont propres pour s’adapter à sa condition et à sa complexité. Les théories glissantiennes, qui travaillent à ne pas suivre les règles occidentales pour trouver leurs propres voies (voix), nous paraissent une formidable possibilité pour créer des théories et des pratiques d’écriture qui nous soient propres.

1 Ibid, p.590

2 La langue taïwanaise est un dialecte de Fu-Jian, une province au sud-est de la Chine, la plupart des ancêtres des Taïwanais venant de cette province.

3 Wald Lasowski (Aliocha), Édouard Glissant : penseur des archipels, Paris, Pocket, 2015, p. 168.

4 Chen (Fang-ming), Tai Wan Xin Wen Xue Shi,(Nouvelle histoire de la littérature taïwanaise), Taipei, Linking, 2011, p. 210.

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