Glissant Déchiffrer le monde

Édouard Glissant, déchiffrer le monde

Écrit par Labays Dominique (Paris) Administrateur 28 janvier 2021 Catégories : livre

Édouard Glissant, déchiffrer le monde, ouvrage de Aliocha Wald Lasowski, parution.

 

Présenter Glissant au sens de le rendre présent, de le re-présenter, est un exercice délicat. De rigoureuses monographies thématiques on été écrites reconduisant son parcours à propos d’un concept, la créolisation, par exemple, ou la démesure, mais toute tentative de présentation générale achoppe devant cette évidence : il y a, presque dès le départ, et Les Indes, et La Lézarde et Soleil de la conscience, sans même évoquer les poèmes. Presque aussitôt l’œuvre se diffracte en autant de lignes de fuites, politiques, esthétiques et poétiques, sans qu’il soit possible de se saisir de quelque point nodal qui puisse servir de levier pour soulever cette terre.

Cette question se complexifiera, si l’on ajoute à l’œuvre une couche de vivant, dès lors que la perspective sera d’envisager ou tenter d’envisager une biographie, seul peut-être un portrait pouvant faire face à cette complication, ainsi d’une peinture cubiste agençant différents profils et qui ne pourrait être établie que par défaut, soulignerait la sensation de manque ou de reste, un portrait en quelque sorte en creux.

La situation se complexifie encore quant aux conditions de lisibilité de l’œuvre. Que les imaginaires, depuis dix ans, aient muté est une évidence. Dès lors les textes aussi. Lire Glissant ne peut être que reconduire le ressassement et continuer la variation. Le terme « d’errance », par exemple, au départ référé ou repris à Deleuze-Guattari et au « nomadisme », peut acquérir aujourd’hui un sens tout à fait autre au regard des mouvements migratoires ou comme geste politique face à un désir fou et irréel de quelque optimisation sociétale devant l’imprévisible, fantasme mortifère de durer et de perdurer contre vents et marées dans des fixités sans lendemains ainsi jadis de Salazar en son rêve de Portugal.

L’ouvrage d’Aliocha Wald Lasowski relève pourtant ce défi d’avoir à représenter ce qui ne saurait l’être au sens ancien de mimésis, de repliement du même sur le même par réduction du divers à un même anticipé et pouvant de la sorte laisser place à une représentation. Le divers de Glissant échappera toujours à une telle tentative de réduction, à toute tentation de mimésis prédatrice.

Que faire dès lors, abandonner la partie ? Laisser l’œuvre se diffracter en silence en pariant sur l’imprévisible de sa réception ? L’observer se patrimonialiser, se réifier ? Ce serait baisser les bras et surtout ne pas tenir compte d’un lectorat neuf qui, bien souvent, reste à l’entrée d’une œuvre considérée comme difficile, confondant désorientation et difficulté. Ne pourrait-on pas plutôt l’aider à pousser la porte en pariant, cette fois, sur la Voie lactée qu’il découvrirait et en lui donnant quelque accès à ces espaces tourbillonnants ?

Face à ces questions, Aliocha Wald Lasowski aura agit de trois manières : resserré le foisonnement informatif qui aura auparavant été le sien dans son ouvrage Édouard Glissant, penseur des archipels paru chez Pocket en 2015, choisi un fil rouge, même relâché, celui de l’actualité de Glissant face à la mutation actuelle des imaginaires, et tenu la gageure d’écrire en fait plusieurs livres en même temps qui auraient pu être développés et faire l’objet de publications séparées : une biographie classique, un tableau des expositions introductif des concepts, un essai sur leur actualité, un abécédaire de certaines relations glissantiennes, un interview d’Édouard Glissant sur la mondialisation où l’on voit ce penseur à l’œuvre, la relation de certains liens affins qu’il aura eu, a ou pourrait avoir avec d’autres penseurs et, enfin, une présentation critique de certaines œuvres, une telle diversité formelle ouvrant à une lecture plus approfondie.

Nul essai de totalisation ou tentation totalisante ici. Des pistes et des traces, des lignes de fuites nécessairement partielles, mais dont l’inscription a l’humilité de penser à un lecteur non averti, de jalonner sa lecture ultérieure de l’œuvre de quelques punctum afin qu’il puisse s’enfoncer sous cette canopée luxuriante sans pour autant soudain s’immobiliser, désorienté, auprès de quelque racine de fromager, comme l’on s’appuierait pour reprendre soudain souffle ou pour s’abriter d’un déboulement trop dense, de vents, de pluies, de ravines ou de clartés.

Sans doute un jour une somme viendra. Qui l’écrira ? Qui aura les moyens et les autorisations d’accès aux sources, le temps ou le loisir de consacrer vingt années pleines de sa vie, ainsi du traducteur de Finnegans Wake, à cette entreprise  nécessairement herculéenne ? Qui pourra mesurer la démesure glissantienne ? L’ouvrage d’Aliocha Wald Lasowski, en l’attente, permet au lecteur d’entrer tranquillement en glissanterie et de soupeser bien des enjeux de cette œuvre de fait prométhéenne.

À songer aux lecteurs à venir, aux nouveaux lecteurs, qu’il en soit d’avance salué.

 

Argumentaire de parution des Éditions Bayard, janvier 2021 :

 

Du traumatisme des esclavages aux mouvements de protestation contre le racisme et les violences policières, comment réinventer la relation dans nos sociétés fractionnées, confrontées aux tumultes de l’Histoire ? Pour le penseur antillais Édouard Glissant, le monde nous bouscule et il faut entrer dans le chaos pour y porter l’action, le rêve, l’espoir du renouveau.


Le philosophe Aliocha Wald Lasowski saisit dans cet ouvrage toute l’actualité de Glissant pour déchiffrer le monde, dix ans après sa disparition. Comment ancrer le multiculturalisme dans la république ? Comment éviter à la fois les pièges de l’universalisme abstrait et du repli identitaire ? Du débat avec Aimé Césaire sur la négritude à la lutte anticoloniale avec Frantz Fanon, du projet d’indépendance par l’antillanité à l’interdépendance de la créolisation, Glissant nous invite à une pensée-monde qui décrypte nos paysages bouleversés.


Poésie, roman, philosophie mêlés, la mémoire historique redonne chance au langage. L’humanité vaut par la rencontre des cultures. La volonté de liberté rythme ses passions. Tel est le pari et la beauté d’une philosophie de la relation que ce livre met en scène.

Bayard, 2021

Aliocha Wald Lasowski : https://fr.wikipedia.org/wiki/Aliocha_Wald_Lasowski

Lien interne : https://edouardglissant.world/lieux/aliocha-wald-lasowski/