WIFREDO LAM
Peintre cubain (1902-1982)
Né sur la côte nord de Cuba, Wifredo Lam est le huitième enfant de Yam Lam, un émigré chinois de Canton, lettré et installé dans le commerce, âgé de 84 ans à la naissance de son fils Wifredo, dont la mère, Ana-Serafina, incarne la douce figure de la mujer cubana, aux origines africaine, européenne et amérindienne mêlées.
Grâce à une bourse d’études, Wifredo Lam est formé d’abord à La Havane, puis à Madrid, avant de résider en Espagne de 1924 à 1938. Il rencontre ensuite Pablo Picasso, Aimé Césaire et André Breton. Ensemble, ils fuient le nazisme et se retrouvent avec Claude Lévi-Strauss et André Masson en avril et mai 1941 en Martinique, où ils font escale, avant de rejoindre les Amériques. C’est à cette période qu’Edouard Glissant, jeune collégien, âgé alors de douze ans, les croise pour la première fois.
Pour Edouard Glissant, Lam, Césaire, Breton et Picasso appartiennent « aux mêmes archipels de la démesure, de la révolte et de la beauté ». Le surréalisme libère Lam et lui offre sa force de subversion, alliée à une vision du monde afro-cubaine. Influencé par le refus de copier la nature dans l’art, prôné par Breton, Lam choisit l’expression plastique d’un échange permanent entre le divin et l’humain, entre le corps et l’esprit. En associant l’esthétique surréaliste à l’univers afro-cubain, Wifredo Lam déploie sa vision artistique personnelle.
Sensible aux multiples influences qui s’intègrent à la beauté plastique de ses toiles, des réminiscences aztèques au renouveau du formalisme avant-gardiste afro-cubain, Glissant voit dans l’œuvre picturale de Lam une « digenèse », un rassemblement de plusieurs séries discontinues et hétérogènes, dont la synthèse crée l’inattendu et le tremblement, à travers le métissage et l’entremêlement.
Son approche tourbillonnante mêle l’état végétal et l’univers minéral au monde animal. Sa déambulation féerique et fantastique du sacré associe de grands masques ovales aux divinités inquiétantes et menaçantes qui surgissent du tableau. Peuplées de totems et de figures mystérieuses, femmes sans visages et oiseaux trop humains, les données brutes restituées par Lam réalisent une des plus grandes révolutions artistiques dans l’histoire de la peinture. Rassemblant une même puissance formelle, l’œuvre de Lam porte à son comble l’audace de l’artiste, qui, dans son insolence esthétique, définit aux yeux de Glissant sa conception visuelle de la créolisation : « Elle ouvre inattendument sur tout le possible. Elle créolise le monde, espèces et esprits. »
Révélant une identité de « peintre antillais » et pratiquant « la synthèse des formes », selon La Cohée du Lamentin, cette alchimie picturale et caribéenne du monde manifeste un bouleversement organique, poétique et historique, comme l’illustre l’une des œuvres les plus célèbres de Lam, réalisée entre 1942 et 1944, La Jungle. Le tableau monumental, démésuré dans sa surface (239,4 cm x 229,9 cm), montre des êtres en pleine agitation, engloutis dans la végétation tropicale, dans un entrelacs de bambous bleus. L’esthétique du tremblement déplace un monde composite, suivant trois directions, rappelle Glissant : l’intensité du trait, le dépouillement tétanisant des corps et la multiplication prodigieuse du vertical.
La Jungle est une exploration picturale de l’enlacement, faite de bubes et de bubons. La végétation y offre un monde total aux yeux du spectateur. Non pas un espace en profondeur, écrit Glissant, mais un espace multiple en extension, et enroulé sur lui-même. « Si La Jungle est décisive », conclut Glissant, « c’est parce qu’elle accompagne ces lignes de dévirée, qui ne vont pas à l’infini du visible, mais s’obstinent dans une présence absolue. »
Tandis que Lam insiste sur l’importance de l’inattendu et du renouveau de l’art visuel – « un vrai tableau », écrit-il, « c’est celui qui possède le pouvoir de faire travailler l’imagination » -, Glissant montre comment sa peinture entre « dans l’éclat et le fracas des humanités ».
Facteur de créolisation, signe éblouissant d’une poétique de la relation, l’entremêlement de l’univers caribéen et du réel africain vise l’inattendu diversifié, qui est ici le fondement de la création artistique. La peinture de Lam s’élance et s’archipélise, par un surgissement lumineux et une élaboration rhizomatique. La profusion sans hiérarchie du multiple est un modèle d’invention, une véritable liberté d’articulations. L’œuvre de Lam ouvre le langage pictural sur les hauts lieux de l’imprévisible, où se joue l’épreuve de l’ailleurs et de la trace.