François Noudelmann

8 juin 2020 Catégories : livre

LA VIE D’ÉDOUARD GLISSANT, VÉRITÉS ET FRICTIONS

par François Noudelmann

 

 

Édouard Glissant est le nom d’une œuvre-vie, nourrie d’histoires à la fois singulières et collectives. La seule lecture de ses livres ne permet pas d’en apprécier toutes les dimensions, notamment celles du Tout-Monde dont il a exploré les territoires et les imaginaires. Une enquête sur ses vies multiples rencontre des traces entremêlées, des euphories collectives et des solitudes dépressives, qui tiennent au tourbillon des destins et des choix, difficiles à intégrer dans un récit linéaire. Accompagner et représenter une telle existence suppose donc, au préalable, une réflexion sur le genre biographique qui a suivi, ces dernières décennies, des voies très diverses, après sa disgrâce pendant les années structuralistes.

 

Comment parler d’un écrivain alors que toutes les fondations du récit de vie ont été démolies, l’homme, l’auteur le sujet, l’unité, la chronologie, la singularité ayant été déclarés morts? À partir des années soixante, l’analyse des textes et des structures l’a en effet emporté sur les considérations existentielles et tout au plus évoquait-on, avec Roland Barthes, des « biographèmes », détails qui dérogeaient aux grands récits, mais qui s’approchaient davantage des intensités vécues. L’itinéraire des auteurs avait encore droit de cité dans les sciences humaines soucieuses de l’Histoire, à condition d’être intégré dans les déterminations socioéconomiques de son temps. Il fallait en finir, comme le demandait Pierre Bourdieu, avec l’illusion biographique. Quelques décennies plus tard, la réhabilitation du vécu des écrivains ne pouvait donc en revenir simplement aux rapports entre « la vie et l’œuvre », comme si rien ne s’était passé. Certes, la solution facile consistait à déclarer que ces années « théoriques » n’avaient été qu’une parenthèse subversive et adolescente, désormais refermée, toutefois le spectre de leur critique continue de rôder et il invalide toute démarche naïve qui n’interrogerait pas ce qu’est une vie.

 

Une vie d’écrivain et/ou de penseur mérite-t-elle une représentation? La curiosité se justifie si elle conduit à une meilleure connaissance de l’œuvre et de la pensée des auteurs. Cependant certains ont mené des vies ordinaires qui présentent peu d’intérêt, ce qui légitime alors la déclaration de Martin Heidegger à propos d’Aristote : il est né, il a travaillé et il est mort, seule importe sa pensée. Il est toutefois du plus grand profit de replacer une « œuvre » dans son contexte historique pour en dresser une archéologie. Une véritable « histoire de la philosophie » ou une « histoire de la littérature » devraient ainsi intégrer les données de nombreuses disciplines telles que l’économie, la politique, l’écologie, la linguistique, la psychologie… pour comprendre les vies et leurs productions dans une époque. Mais généralement les biographies dites « intellectuelles » traitent des œuvres comme si elles avaient une vie autonome et une unité que les critiques leur confèrent rétrospectivement. Parmi les biographes qui interrogent le renouveau du genre, Benoît Peeters, auteur notamment de biographies d’Hergé et de Jacques Derrida, établit, non sans humour, une typologie contemporaine et distingue dix modèles[1]. Il identifie ainsi la « biographie intellectuelle » qui convient naturellement aux philosophes, tout en soulignant combien le récit d’une « vie intellectuelle consciente » reste un leurre, car la pensée ne fonctionne pas comme la représentait Platon dans le ciel des idées.

 

La vie des penseurs ne se réduit cependant pas à la succession de leurs livres et aux magistères qu’ils ont tenus dans les académies. Des événements historiques, des engagements politiques, des aventures sentimentales ont étroitement participé à leurs réflexions et à leurs choix d’écriture. Dès lors, leurs biographes doivent interroger les liens entre ces affects, ces temporalités, ces révolutions intimes, sans les réduire à des accidents. Ce sont plutôt des entrelacs qu’il faut éclairer sans chercher à imposer une vérité d’ensemble. Comme le remarque François Dosse, biographe de nombreux penseurs, et théoricien du genre, la biographie est en perpétuelle tension entre plusieurs exigences, intellectuelles et éditoriales[2]. Après la vague structuraliste, elle a réhabilité le sujet, mais dans une perspective moins unitaire et glorieuse qu’auparavant. Le modèle hagiographique de l’héroïsation des grands hommes a laissé place à la vie ordinaire et à la multiplicité du moi.

 

Ce préambule méthodologique situe le travail biographique que j’ai accompli sur Édouard Glissant, parcourant les lieux de son existence et recueillant de nombreux témoignages pendant plusieurs années. Sans recourir à un paratexte, comme nombre de biographes en éprouvent aujourd’hui la nécessité, je présenterai ici quelques enjeux critiques, rendus particulièrement symptomatiques à la réception de cette biographie.

 

 

Vrai ou faux

 

Édouard Glissant confiait parfois qu’il avait tout dit dans ses livres, ce qui conduit à y chercher des informations sur sa vie ou à l’imaginer comme celle de ses personnages. Tout lecteur averti sait toutefois qu’un écrivain, même dans ses écrits autobiographiques, sublime, recompose, contrefait et dramatise son existence. Jean-Jacques Rousseau le premier, affichant sa sincérité dans Les Confessions, a souvent contourné la vérité. Dans les romans, lorsqu’un écrivain donne son nom à un personnage récurrent, l’autofiction est proche. Ainsi apparaît Mathieu dans l’œuvre d’Édouard Glissant qui portait ce prénom à l’état-civil. Le travail de l’historiographe commence avec l’enquête sur les sources, les archives et les témoignages, et surtout lorsqu’il met en suspens la confiance accordée aux dires de l’auteur ou aux légendes hagiographiques le concernant.

Voici deux exemples de récits douteux auxquels j’ai été confronté et qui concernent des événements politiques importants. À la fin des années cinquante, Édouard Glissant, tout en suivant son chemin littéraire, ayant obtenu le prix Renaudot pour son premier roman, s’engagea fortement dans les luttes anticoloniales. Il fréquentait l’écrivain Kateb Yacine et l’accompagna à Bruxelles pour la représentation du Cadavre encerclé, alors interdit en France, et sous la menace des attentats des partisans de l’Algérie française. Édouard Glissant signa la « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », connue sous le nom de Manifeste des 121, prenant le risque d’être poursuivi par la Justice. Il avait alors rencontré une militante du FLN, Safia Bazi, et partit avec elle au Maroc pour aider les déserteurs antillais à y trouver un refuge et même un lieu de passage pour rallier les combattants indépendantistes. Édouard Glissant a souvent raconté qu’il était allé à ce moment-là en Algérie et qu’il s’était retrouvé sous la mitraille des soldats français, se cachant derrière des dunes. Cependant, lors de mon enquête sur ces événements, Safia Bazi m’assura que Glissant n’avait jamais pris les armes et ne s’était pas déplacé en Algérie avant l’indépendance. L’écrivain Pierre Oster qui était un de ses proches amis et qui était alors en Algérie sous les drapeaux, me confirma cette information. La source directe de l’auteur n’était donc pas fiable et aurait pu conduire à une scène captivante mais fausse. La biographie doit toujours se méfier de la tentation légendaire qui dépeint son auteur en héros.

Le deuxième exemple concerne le séjour d’Édouard Glissant à Cuba et qui eut une grande importance dans son imaginaire politique. Il resta toute sa vie fidèle à l’expérience castriste, même lorsque celle-ci devint une dictature. Parmi les anecdotes qu’il se plaisait à raconter à ceux qui l’interrogeaient sur son séjour cubain en 1961, il rapportait une scène mi-héroïque, mi-burlesque : se trouvant là-bas au moment du fameux épisode de la baie des Cochons, lorsque des exilés anticastristes, soutenus par la CIA, débarquèrent pour renverser le régime, il serait tombé par hasard sur l’un d’eux. Ce dernier, terrorisé en voyant Édouard Glissant porter un fusil, se serait rendu spontanément à lui, ce qui conféra à l’écrivain l’estime de ses camarades castristes. Glissant aimait ajouter des détails réalistes sur ce malentendu, faisant parler le prisonnier apeuré. J’ai pu consulter le carnet de voyage, inédit, sur lequel il rapportait, jour après jour, les personnes rencontrées, leurs conversations, les informations données sur la révolution, les lieux traversés, les paysages, les anecdotes humoristiques. Les dates indiquées signalaient qu’il fut présent non pas au moment du débarquement, mais neuf jours après la fin des combats et la reddition des anticastristes.

Que peut dire, que doit faire un biographe face à de tels écarts ? Mettre en doute la parole de l’auteur et s’arroger le droit de distinguer le mensonge de la vérité ? Favoriser la légende que l’auteur a tenté de forger ? Ignorer ce qui relève de l’exagération occasionnelle ? Il est conduit à questionner ce qu’est une vérité existentielle et à se demander si le vécu se résume à des « faits » vérifiables par témoignages et archives. Comme l’a argumenté le psychanalyse Adam Phillips[3], les vies non vécues, celles qui ont été désirées, rêvées, mais non réalisées, font partie de la « vraie vie ». Elles ont été un horizon, un regret, un contrepoint qui ont nourri la psyché, et qui ont constitué comme des vies parallèles. Dès lors il est possible de leur faire une place, sans leur accorder le crédit de la réalité. Raphaël Confiant, qui connaissait très bien Édouard Glissant, ne s’y est pas trompé en lisant le passage dans lequel j’ai décrit son « exploit » cubain. Il dit avoir éclaté de rire, sachant la peur qu’éprouvait son ami face à toute arme, et il devine une part de fabulation, mais il écrit cette phrase essentielle : « souvent l’écrivain finit par croire à la fable de sa propre vie et il ment en toute… sincérité ou à l’insu de son plein gré. »[4] Il revient alors au biographe d’entrer dans cette fabulation sans la partager, en restant à distance pour maintenir le cap de la vérité sans la réduire à une comptabilité des faits. La vérité est toujours vécue, située, jamais totalement objective et il revient à l’enquêteur de choisir un régime de discours qui la déploie dans l’incarnation d’une vie.

 

Les témoins eux-mêmes, indispensables à l’établissement des vérités factuelles et existentielles, participent inévitablement à la fabulation. Ils racontent une réalité telle qu’ils l’ont perçue et le biographe doit en faire parler le plus possible pour croiser, rectifier, diversifier ses angles d’approche. Certains témoins ouvrent des boîtes au trésor : la vie de l’auteur en surgit, merveilleuse de réalité, de sens et d’affects. L’effet de réel est maximal, « on s’y croirait » par enchantement du discours. Tel fut le cas avec des témoins majeurs, comme Damienne Giroux, femme de Roger Giroux, le grand ami d’Édouard Glissant, et sœur de sa première épouse. D’autres rencontres, à Baton Rouge, en Martinique, à New York, à Tokyo ouvrirent des petites fenêtres sur des vécus mineurs mais intenses, et qui dévoilaient des traits saillants de la personnalité d’Édouard Glissant. Les détails, les anecdotes sont parfois aussi importantes que les grandes paroles pleines de vérités générales. Cependant les témoins sont aussi partie prenante du jeu de la vérité et du mensonge, ils sont intéressés, sans forcément le savoir, par la construction d’une histoire. Chacun tient à sa place et à sa vision de l’auteur, surtout lorsque se mêlent des rivalités familiales, amicales ou politiques. Face à ces confidences, l’enquêteur est toujours un peu un traître : il épouse la vérité de son interlocuteur, y puisant la sève du vécu, mais il doit douter de tout ce qui nourrit cette vérité : l’intérêt, le narcissisme, la fascination, la jalousie, l’imaginaire, la demande d’amour, l’appropriation… un biographe a toujours une pensée de derrière.

Dans mon récit biographique, je me suis gardé de tout jugement de valeur à l’égard des proches, et la seule personne décrite négativement est le père d’Édouard Glissant, car tous les témoignages convergent pour souligner le différend entre le père et le fils. Édouard Glissant lui-même affichait son hostilité à l’égard d’un père qui l’avait reconnu tardivement, était géreur d’habitations, gaulliste alors que son fils avait été interdit de résidence en Martinique par de Gaulle, et dont il avait refusé toute forme d’héritage spirituel et matériel. Cela n’empêche pas Émile Glissant, demi-frère d’Édouard, de témoigner très positivement de leur père commun et de diffuser des contrevérités, notamment celle d’une intervention de ce père auprès du Pape qui lui-même aurait intercédé auprès du général de Gaulle, obtenant la levée de l’assignation à résidence d’Édouard. Tout héritage familial est un champ de bataille pour la reconnaissance.

 

Faire le tri entre le vrai et le faux, entre le réel et le virtuel, entre le trivial et le fabuleux, tel est le lot de tout enquêteur qui veut décrire, raconter, accompagner la vie d’un auteur. Toutefois la biographie a son propre horizon de lecteurs et, au lieu d’être exclusivement guidée par la recherche de la vérité, elle obéit aussi à des valeurs et des hiérarchies morales. Ses antithèses convenues opposent le public et le privé, l’important et l’insignifiant, le montrable et l’infâme. Malgré la diversité des récits biographiques, des tabous demeurent, surtout lorsqu’il s’agit de penseurs.

 

 

Dicible ou infâme

 

Les biographies dites intellectuelles se concentrent généralement sur la vie… intellectuelle des auteurs. Elles présupposent que les activités de l’intelligence, pensée ou écriture, ne relèvent que de l’esprit, de l’âme, du cerveau, bref surtout pas du reste qu’on appelle le corps. Un fort idéalisme gouverne le genre biographique dont les codes de décence interdisent d’évoquer les réalités de la vie « physique » ou tout simplement ordinaire. Dans le champ de la philosophie européenne, une prise en considération des vies s’est pourtant développée avec Pierre Hadot et Michel Foucault. Leurs études sur les philosophes antiques ont témoigné que la philosophie ne se limite pas à des doctrines ou à des théories, mais que la vie menée est elle-même philosophique, ne s’accompagnant parfois ni d’écrits ni d’enseignement, comme celle de Socrate. Malgré tout, les vies qu’ils mettent en valeur sont surtout exemplaires et ils n’entrent pas dans les contradictions et les divisions des personnalités, même si elles ont mené des vies contraires aux idées qu’elles défendaient. Friedrich Nietzsche, qui brisa les antithèses métaphysiques du corps et de l’esprit, fut un des rares « biographes » à travailler les failles des grandes figures philosophiques, quitte à les éjecter de leur piédestal. La psychologie, selon lui, était la mère de toutes les disciplines. Non pas celle des psychologues de son temps, mais plutôt celle des moralistes comme François de La Rochefoucauld, décelant les motivations opaques derrière les grandes idées et les systèmes.

 

Parmi les réalités psychiques que le genre biographique idéaliste a du mal à intégrer figurent la vulnérabilité et les sentiments qui contreviennent à la glorieuse maîtrise du moi et à ses affirmations conceptuelles. À moins que le mal psychique soit spectaculaire, telle une schizophrénie, les affects mineurs sont peu représentés, tels que la jalousie, la tristesse, la mélancolie, la peur d’être seul, le désir tyrannique d’être aimé… toutes ces « humeurs » qui sont la basse continue de la « vie » : non seulement de l’existence courante mais aussi de la production intellectuelle. Ainsi nombre de personnalités intellectuelles ont-elles connu des périodes dépressives pendant lesquelles elles ont cessé d’écrire ou modifié leur vision de l’existence. Sans que nous puissions toujours identifier les causes de ces dépressions, il est important de les signaler et de les analyser, même si ces temps-là ont été improductifs. Roland Barthes disait bien qu’ « il n’y a de biographie que de la vie improductive »[5]. Les moments dépressifs d’Édouard Glissant furent nombreux et si nous pouvons en déceler quelques motifs, les raisons restent inaccessibles. Sans vouloir interpréter de manière globale ces chutes, les taire serait une infidélité à ce qu’il fut. Ils ne le diminuent pas, ils font partie de son humanité et ils ont participé à sa psyché créatrice.

 

Le sensible est aussi une dimension essentielle lorsque nous tentons d’approcher la singularité d’une vie. « Sensible » reste un mot superficiel qui maintient une antithèse simpliste entre l’intellect et les sens. Tout au moins il permet d’évoquer les sensations majeures, celles dont l’enquête a pu déceler qu’elles importaient à un auteur : des bruits, des odeurs, des sensations de moiteur ou de froideur, des touchers et des poses du corps en divers lieux. Le visuel est prédominant dans la description du monde, cependant le sonore joue un rôle intense dans l’écriture, de sorte qu’il est significatif de savoir dans quels paysages sonores une œuvre a été composée. Pour Édouard Glissant, les sons de la nuit martiniquaise, si présents, ou ceux de New York avec ses sirènes, ont été des pistes sonores de ses idées et de ses écrits, autant que la lumière de l’océan Atlantique ou celle de Carthage et de la Méditerranée. À ces sensations il faut ajouter le goût, l’appétit, d’autant que la nourriture fut une obsession pour Édouard Glissant. Comme le Gargantua de François Rabelais, il dévorait le monde, ses mets et ses savoirs. Le corps physiologique est partie intégrante d’une personnalité et les écarts considérables entre la maigreur légendaire du jeune Édouard Glissant, son embonpoint tardif puis son amaigrissement maladif ne se limitent pas à des circonstances factuelles. Elles recèlent une force symbolique dont l’écrivain a parlé dans ses livres, décrivant son corps comme un combat[6]. Ignorer les repas et les addictions d’Édouard Glissant reviendrait à passer à côté de ce corps propre, de cette image de soi qu’il fantasma tout au long de sa vie.

 

Sans doute les deux réalités les plus évitées dans les biographies intellectuelles courantes, car jugées vulgaires, sont-elles l’argent et la sexualité. Savoir pourtant comment un écrivain a pu assurer sa subsistance, s’il a dû, comme la plupart, assumer un second métier ou s’il avait des rentes pour écrire tout à loisir, cela modifie le regard porté sur la production des œuvres, sur la nécessité de passer des contrats avec des éditeurs, sur le choix des sujets grand public ou pour des happy few… De même l’attitude à l’égard de l’argent fait partie de la personnalité des auteurs : leur souci d’économie, leur générosité ou leur radinerie, leur amour de la propriété ou leur désintérêt pour la richesse, les milieux sociaux et les quartiers qu’ils fréquentent, leur goût ou leur mépris du luxe…

 

La sexualité demeure assurément le tabou majeur. Toutes les barrières se dressent pour rejeter ce qui appartient à la vie privée, qui relève de l’impudeur, du secret des ménages. Et pourtant, qu’on y songe un instant : la sexualité n’aurait-elle aucun lien avec l’écriture ? La pulsion, le désir, le choix d’objet, l’orientation sexuelle… toutes ces réalités devraient-elles rester hors du récit biographique ? Une conception très bourgeoise de la sexualité et de sa représentation pèse sur la réserve que s’infligent souvent biographes et éditeurs, surtout lorsqu’ils enquêtent sur des auteurs dont les proches sont encore vivants. De fait, certains secrets ne doivent pas être dévoilés pour préserver l’honorabilité ou la quiétude des familles légitimes. J’avoue mon étonnement en lisant certaines biographies d’auteurs dont les amants ou maîtresses étaient largement connus et qui dressent le portrait d’un mari ou d’une femme rangés. Mais ces récits sont parfois cornaqués par l’époux ou l’épouse légitime, ou alors par un amant ou une maîtresse impliqués. Sans doute dira-t-on que ces informations sont de peu d’intérêt, cependant lorsque ces rencontres ont eu des effets sur les choix d’écriture, qu’elles ont suscité des livres à deux ou qu’elles ont réorienté la vie de l’auteur, alors elles deviennent indispensables à la biographie. À titre d’exemple, parmi les femmes qu’Édouard Glissant a fréquentées, en sus de ses trois épouses, le cas de Monique Drake del Castillo m’a paru important pour plusieurs raisons : alors qu’Édouard Glissant était un étudiant pauvre vivant dans une chambre vétuste, il a accédé, à la fin des années cinquante, et grâce à cette actrice, à un niveau de vie confortable, changeant de quartier, de standing et d’attitude, comme me l’ont affirmé plusieurs témoins. Avec elle, il a aussi découvert le théâtre contemporain, alors qu’il était concentré sur la poésie. Il assista alors aux représentations du Nouveau théâtre. Elle fut aussi la première femme « blanche » qu’il côtoya et dont les noms ont une charge symbolique : Negroni était son précédent mari, Drake del Castillo, son nom de famille, est celui d’un ancêtre, planteur anglais de Cuba, lié à l’histoire de l’esclavage. Tout lecteur de James Baldwin sait que la sexualité et la question de la couleur entretiennent des relations complexes et par cet amour, Édouard Glissant rompt l’interdit de son père qui, au moment de son départ de la Martinique, l’a enjoint de ne fréquenter que des femmes de sa couleur. Il s’est de plus occupé des enfants de cette femme alors qu’il ne voyait presque plus son premier fils. Voilà donc des informations porteuses de significations fortes sur sa vie. Et, plus que tous ces éléments, la liaison d’Édouard Glissant avec cette actrice importe car elle a été le moment d’un tournant décisif dans son écriture, puisque c’est chez elle et auprès d’elle qu’il décida d’écrire son premier roman, La Lézarde, départ de sa célébrité. Les prudes parleront de sentimentalité, mais c’est bien aussi dans la sexualité que se jouent des expériences décisives pour la psyché et ses productions. Il semble étonnant de devoir le rappeler un siècle après la naissance de la psychanalyse.

 

Raconter et imaginer

 

L’enquête est une condition élémentaire de la biographie, toutefois elle ne prend sens que dans le choix d’une écriture, sans quoi elle reste une collection de faits. Tout biographe se pose, dès la première phrase, la question du récit et de ce que Paul Ricœur a appelé l’identité narrative. Le boulevard de l’évidence, celui qui conduit à partir de la naissance de l’auteur et à terminer par sa mort, est pavé d’illusions. Par quels côtés prendre une vie ? Le début, la fin, ou même le milieu comme le suggérait Gilles Deleuze en proposant le schème du rhizome qui n’a ni commencement ni fin et déborde par son milieu ? Roland Barthes, lui, avait choisi le fragment non chronologique pour exposer son existence et son soi divisé. Un biographe doit-il être fidèle aux paradigmes épistémologiques proposés par les auteurs, dans leur pensée et leur écriture ? À ces questions méthodologiques, chacun répond selon ses principes et ses contraintes, la seule base commune à reconnaître étant que le choix d’une « forme » implique une responsabilité. Même lorsqu’un biographe suit un canevas traditionnel et déroule les faits d’une existence, il reconduit un régime de représentation et impose une idée particulière de ce qu’est « la vie ». Ensuite, qu’il choisisse le mode universitaire avec nombre de notes en bas de page, qu’il fasse œuvre d’historien ou de sociologue, qu’il assume la part littéraire et imaginaire d’une reconstruction, cela relève précisément de sa responsabilité intellectuelle, voire morale et politique.

 

Le choix d’une forme et d’une écriture biographique, quels qu’en soient les modèles, demeure toutefois tenu à une exigence de vérité. À cet égard, la réflexion historiographique est sans doute la référence majeure pour penser l’écriture d’une vie au plus près de sa « vérité ». Longtemps a dominé le positivisme des historiens du xixe siècle : s’en tenir aux faits authentifiés par les archives et exposer les résultats avec une neutralité quasi scientifique, éloignée de tout effet littéraire. Cependant la puissante réflexion théorique des historiens au xxe siècle, a permis de repenser les notions de vérité et d’écriture. Michel de Certeau observe notamment qu’écrire l’histoire suppose avant tout un choix de scénario, le temps étant disposé, dans l’enquête de l’historien, comme une page blanche sur laquelle imprimer un récit. « L’histoire ne s’intéresse pas à une « vérité » cachée qu’il faudrait trouver : elle fait symbole par le rapport même entre un nouvel espace découpé dans le temps et un modus operandi qui fabrique des scénarios susceptibles d’organiser des pratiques en un discours aujourd’hui intelligible — ce qui est proprement faire de l’histoire. »[7] Cette réflexion à l’échelle de longues temporalités permet aussi de penser la relation au passé proche et le rôle d’une écriture qui construit une durée, faite de chronologie mais aussi d’anachronismes, à partir d’une intelligibilité du présent. Paul Veyne qui écrit aussi bien sur l’Antiquité que sur René Char, et qui assume explicitement le fait de « raconter », proposa la notion de « roman vrai »[8] pour décrire l’écriture historiographique. La part de fabulation, non au sens d’invention mais de mise en forme d’un récit et d’une fiction (ce qui distingue fabulation et affabulation) est déclarée. Pour autant elle ne s’identifie pas à la fiction littéraire car elle reste ancrée sur la réalité et susceptible d’être démentie au regard des preuves qui soutiennent sa vérité[9], les documents et les témoignages demeurant au cœur de l’entreprise historienne.

 

La notion de « roman vrai » semble un coup de force contre le positivisme et le modèle scientiste de la biographie. Cependant il suffit d’un peu de culture littéraire et stylistique pour reconnaître que la moindre énonciation implique de la fiction, de l’imagination, des représentations qui dénotent et connotent tout discours, même le plus objectif. Prenons l’exemple d’incipit possibles pour débuter une biographie d’Édouard Glissant : « Né en Martinique, le 21 septembre 1928, Édouard Glissant… », « Le poète et philosophe Édouard Glissant naquit dans une cabane et fut élevé par sa mère… », « Mathieu Godard vit le jour dans le morne de Bezaudin où les esclaves marrons se réfugiaient autrefois… », « À l’ombre des caïmitiers bleus, bercé par le bruit d’un ruisseau en contrebas du morne, Édouard Glissant vit le jour… », « Édouard Glissant, tout au long de son existence, a fantasmé le lieu de sa naissance… ». Chacune de ces propositions engage une position d’écriture et d’existence. Aucune n’est « neutre ». Dès lors que cette partialité est reconnue, il revient au biographe d’établir ses principes et ses règles, sans se cacher derrière une illusoire objectivité de l’enquête.

 

Le romanesque pointe au bord de chaque phrase, que la biographie soit « romancée » ou « factuelle ». Lorsqu’il entreprit sa biographie de Gustave Flaubert, Jean-Paul Sartre affirma qu’il recourrait au récit, à la fiction et parfois au romanesque pour atteindre la vérité vécue de son auteur. « Je voudrais qu’on lise mon étude comme un roman puisque c’est l’histoire, en effet, d’un apprentissage qui conduit à l’échec de toute une vie. Je voudrais en même temps qu’on le lise en pensant que c’est la vérité, que c’est un roman vrai. »[10] Certes son ambition était avant tout philosophique : « Que peut-on savoir d’un homme ? », demande-t-il en préambule, avant de se lancer dans une étude de trois mille pages, inachevée, et de convoquer toutes les sciences humaines permettant de répondre à cette question. Si le vieux rêve hégélien d’une totalisation infinie de tous les savoirs appartient à une époque révolue, la démarche de Jean-Paul Sartre dans L’Idiot de la famille présente un modèle d’écriture d’une grande actualité, précisément par cette pratique du roman vrai.

 

La biographie, en tant que roman vrai, procède par empathie et tente de retrouver les mouvements de conscience d’un individu, ses errances entre intentions et réalisations, entre projet de vie et prédétermination familiale, sociale et raciale, entre activité et passivité, liberté et mauvaise foi, engagement et renoncement, écriture et salut, échec et orgueil… tout ce qui relevait, pour Jean-Paul Sartre, d’une psychanalyse existentielle. Celle-ci refusait les grilles d’analyse de la psychanalyse traditionnelle avec ses complexes répertoriés, et elle cherchait, du côté de l’antipsychiatrie, à entrer dans l’opacité des consciences, procédant par empathie : non pas la sympathie projective, ni l’antipathie distanciée, mais la mise entre parenthèse du jugement pour appréhender les mouvements psychiques et leur investissement dans les productions intellectuelles, écritures et pensées. Lorsque Jean-Paul Sartre décrit les scènes d’enfance de Gustave Flaubert, il les invente, il les romance et imagine l’enfant ou le jeune homme jouer la comédie devant sa sœur, ou défier les capacités de son père médecin. Le coefficient de vérité de telles scènes est faible, mais elles dessinent un horizon de réalité à partir des possibles que Jean-Paul Sartre a étudiés en se fondant sur des archives, des fictions de Gustave Flaubert et des savoirs sur l’époque. L’imagination fait donc partie du processus empathique, nécessaire au biographe, afin d’accéder au vécu d’un moi divisé et multiple, et qu’une synthèse rétrospective simplifie à tort en lui donnant l’unité et la continuité. Encore faut-il préciser le fonctionnement de cette imagination du biographe : elle évite la projection d’images toutes faites, et elle met en scène les éléments documentés pour retrouver une chair et une texture de la vie. Concernant un penseur et un écrivain comme Édouard Glissant, qui accorda une place majeure à la notion d’imaginaire, il me semble que ce recours à l’imagination est approprié à l’écriture de sa biographie.

 

Sans doute ces considérations méthodologiques sur l’écriture biographique concernent-elle les auteurs morts et, dans mon expérience, Édouard Glissant ne fut pas simplement un objet d’enquête, mais un ami. C’est pourquoi la biographie que j’ai écrite ne peut se ranger dans une catégorie définie ou elle en traverse plusieurs, relevant plutôt du « portrait ». Toutefois les réactions contrastées qu’elle a suscitées donnent à réfléchir sur un genre redevenu en cours dans les milieux littéraires et universitaires, entre conventions académiques et libertés d’invention. Quels que soient les choix défendus, au moins pourrons-nous convenir d’une vérité minimale : l’écriture du biographe, qu’elle suive les canons du genre ou qu’elle emprunte des chemins de traverse, engage toujours une philosophie de l’existence.

 

 

[1] Benoît Peeters, Trois ans avec Derrida. Paris, Flammarion, 2010, p. 186

[2] François Dosse, Le Pari biographique. Paris, La Découverte, 2011

[3] Adam Phillips, La Meilleure des vies. Éloge de la vie non vécue, trad. Michel Gribinski. Paris, L’Olivier, 2013.

[4] Raphaël Confiant, « À propos d’une biographie d’Édouard Glissant (2e partie) », http://www.montraykreyol.org/article/a-propos-dune-biographie-dedouard-glissant-2e-partie

[5] Roland Barthes par Roland Barthes. Paris, Seuil, 1975, p. 10

[6] « Vous avez commencé votre combat contre le maigre qui est en vous, tout ce squelette qui vous étirait par les deux bouts et vous déroulait tout en long ». Édouard Glissant, Tout-Monde. Paris, Gallimard, 1993, p.168

[7] Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire. Paris, Gallimard, 1988, p.12

[8] Paul Veyne, Comment on écrit l’histoire. Paris, Points Seuil, 1971, p.10

[9] Cf Carlo Ginzburg, Le Fil et les traces. Vrai faux fictif, trad. Martin Rueff. Paris Verdier, 2010

[10] Jean-Paul Sartre, Situations X. Paris, Gallimard,1976, p.94

Lien pour feuilleter l’ouvrage :

https://flipbook.cantook.net/?d=%2F%2Fwww.edenlivres.fr%2Fflipbook%2Fpublications%2F390211.js&oid=6&c=&m=&l=&r=&f=pdf

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