OCTAVIO PAZ
lls se seront rencontrés. Deux occurrences en tout cas existent, au Parlement des écrivains° et à Mexico où Edouard Glissant rendit visite à Octavio Paz, mais sans doute d’autres occurrences pourront être évoquées, tant de la poésie au politique, de l’errance vagabonde à la pensée des abîmes – si ce n’est même la présence, dans les années cinquante, d’une galaxie surréaliste dans laquelle chacun avait des amis – on peut assister entre ces deux très grands poètes à quelque « chassé-croisé ».
Que l’on en entende ainsi les résonances biographiques dans ce qu’en dit Claude Roy, poète lui aussi et traducteur français d’Octavio Paz, dans la préface au célèbre recueil de ce dernier, « Liberté sur parole », qui fut si important pour la poésie hispano-américaine : « De son héritage, de ses sources, de ses racines, qu’est-ce qu’Octavio Paz assume ? Le sang espagnol et indien. Une tradition « coloniale » qui oppose, mélange et « dépasse » deux cultures : indienne et hispanique. Une double explosion révolutionnaire : la Révolution mexicaine, et en 1937, dans la « métropole » espagnole, la Révolution sociale provoquée par le déclenchement de la guerre civile. Une ouverture, enfin sur l’Europe et les États-Unis. » Né à Mexico, Octavio Paz ne cessera de pérégriner, osons le néologisme de « nomader » dans le monde et les cultures, et tout aussi bien, dans son œuvre, entre l’ombre et la lumière, l’aigle ou le soleil*, la pierre ou la fleur*.
L’ombre et la lumière, les termes en sont lâchés, la splendeur des étants et tout aussitôt, en même temps, la pensée des abîmes. Dans l’œuvre, à la fois le lumineux Versant Est et le terrible Labyrinthe de la solitude. Il faudrait là évoquer le célèbre poème en prose « Liberté sur parole » qui fut retentissant, texte liminaire au recueil éponyme, le commenter, y renvoyer, en évoquer des fragments, mais, et les éditeurs voudront bien en recevoir les excuses, il ne puit être que cité intégralement, tant il se tient debout, seul dans son intacte urgence d’écriture :
LIBERTE SUR PAROLE
Là où cessent les frontières, les chemins s’effacent. Là commence le silence. J’avance lentement et je peuple la nuit d’étoiles, de paroles, de la respiration d’une eau lointaine qui m’attend où paraît l’aube.
J’invente la veille, la nuit, le jour qui se lève de son lit de pierre et parcourt, yeux limpides, un monde péniblement rêvé. Je soutiens l’arbre, le nuage, le rocher, la mer, pressentiment de joie – inventions qui s’évanouissent et vacillent face à la lumière qui se désagrège.
Et puis, les arides montagnes, le hameau d’argile séchée, la réalité minutieuse d’un pirù stupide, de quelques enfants idiots qui me lapident, d’un village rancunier qui me dénonce. J’invente la terreur, l’espoir, le midi – père des délires solaires, des femmes qui châtrent leurs amants d’une heure, des sophismes de la lumière.
J’invente la brûlure et le hurlement, la masturbation dans les latrines, les visions dans le fumier, la prison, le pou et le chancre, la bataille pour la soupe, la délation, les animaux visqueux, les frôlements ignobles, les interrogatoires nocturnes, l’examen de conscience, le juge, la victime, le témoin. Tu es en trois. A qui en appelles-tu maintenant et avec quelles arguties veux-tu détruire celui qui t’accuse ? Inutiles, les placets, les plaintes, les alibis. Inutile de frapper aux portes condamnées. Il n’y a pas de portes, mais des miroirs. Inutile de fermer les yeux, ou de retourner parmi les hommes : cette lucidité ne m’abandonne plus. Je briserai les miroirs, je mettrai en morceaux mon image, que mon complice, mon délateur, chaque matin reconstitue pieusement. La solitude de la conscience et la conscience de la solitude, le jour avec pain et eau, la nuit sans eau. Sécheresse, champ ravagé par un soleil sans paupières, œil atroce, conscience, présent pur où le passé et l’avenir brûlent sans éclat ni espérance. Tout débouche dans cette éternité qui ne débouche nulle part.
Là où s’effacent les chemins, où s’achève le silence, j’invente le désespoir, l’esprit qui me conçoit, la main qui me dessine, l’œil qui me découvre. J’invente l’ami qui m’invente, mon semblable ; et la femme, mon contraire, tour que je couronne d’oriflammes, muraille que mon écume assaille, ville dévastée qui renaît lentement sous la domination de mes yeux.
Contre le silence et le vacarme, j’invente la Parole, liberté qui s’invente elle-même et m’invente, chaque jour.
Libertad bajo palabra. Mexico 1949.
On n’insistera jamais assez sur le formidable lecteur que fut Édouard Glissant. Pas seulement commentateur, mais lecteur. Dans son « Anthologie du Tout-Monde »* il nous délivre les textes tels quels, qu’il les ait lu lui-même ou que d’autres lui aient donnés à lire. Ainsi peut-être aussi d’un cahier dont on couvrirait les pages de citations pour les réinscrire, pour qu’elles ne tombent pas dans l’oubli, non pas pour soi, pour sa seule mémoire, pour s’en emparer, mais pour les réinscrire dans la mémoire collective et les redonner alors à lire, ailleurs. Dans cette anthologie singulière et commune, Edouard Glissant insérera un simple poème d’Octavio Paz, tiré d’Un mot à l’autre*
APPARITION
Si l’homme est poussière
Ceux là qui vont par la plaine
Sont hommes
Dans sa sobriété même, l’ombre et la lumière, la splendeur et la terreur, les hommes et les, leurs, abîmes entremêlés.
°Parlement des Ecrivains : voir le toponyme Strasbourg.