Aimé Césaire
Jeune poète, Édouard Glissant a présenté ses poèmes à Aimé Césaire[1] qu’il a, par la suite, côtoyé « tous les jours pendant une dizaine ou une quinzaine d’années[2] ». En particulier, Édouard Glissant participa activement au 1er Congrès des Écrivains et Artistes Noirs, largement porté par Aimé Césaire et qui put se dérouler grâce aux nombreux soutiens d’intellectuels qui côtoyaient ce dernier (dont, entre autres, Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Claude Lévi-Strauss, Théodore Monod, Michel Leiris), à la Sorbonne du 19 au 22 Septembre 1956 (voir le très bon documentaire Lumières noires[3] de Bob Swaim sur ce sujet).
Pour autant, Édouard Glissant prit de la distance par rapport à la Négritude en tant que finalité, et ce dès L’Intention Poétique :
« La négritude est toujours un moment, un combat total et par conséquent bref et flamboyant. Partout où des Nègres sont opprimés, il y a négritude. Chaque fois qu’ils prennent un coutelas ou un fusil, la négritude cesse (pour eux). Elle est vœu et passion du poète : inscrite dans l’histoire, elle ne se projette pas dans l’histoire. La lutte des abîmés commence avec elle, et se poursuit ailleurs (nous soulignons) : la relation entre alors dans le circuit complexe de l’émancipation des peuples, du combat politique, de la communication libre. La quotité rêvée se réalise dans la quantité des actes. On peut ainsi se maintenir à crier la négritude sans l’enrichir de son seul prolongement possible : l’acte par quoi elle se dépasse[4]. »
Par ailleurs, Édouard Glissant fit plusieurs « pas de côté » vis-à-vis de la poétique césairienne (dans laquelle il reconnaissait « une pensée du tremblement[5] » et à laquelle il rendit hommage plusieurs fois dans son œuvre[6]). En particulier, tout en rappelant la « nécessité historique » de la Négritude (« La nécessité historique de revendiquer pour les peuples métissés des Petites Antilles la « part africaine » de leur être, si longtemps méprisée, refoulée, niée par l’idéologie en place, suffit à elle seule pour justifier le mouvement antillais de la Négritude[7]. »), Glissant en critiqua son caractère généralisant, comme il l’a rappelé lors du Prix Carbet de la Caraïbe 2008 en Île-de-France :
« J’ai fait ma Négritude. J’avais 14 ans, mes copains avaient 17-18 ans, ils étaient élèves de Césaire parce qu’ils étaient en 1ère-Terminale, moi j’étais en 3e et je recopiais sur du papier-banane – parce qu’il n’y avait pas de papier blanc – les cours de Césaire pendant les vacances et je déclamais dans les rues du Lamentin avec mes copains, sous les fenêtres des bourgeois, à minuit, les poèmes de Césaire. On a tous fait notre Négritude.[…] Mais une des premières choses que j’ai reprochées à la Négritude est sa généralité parce que ce n’est pas vrai qu’un Nègre brésilien ressemble à un Nègre américain et ce n’est pas vrai que les Nègres américains qui sont partis au Liberia et au Sierra Leone ressemblaient aux Nègres africains nés au Sierra Leone et au Liberia. Et la preuve est que ceci a donné lieu à des conflits jusqu’à aujourd’hui qui sont des conflits mortels et ravageurs. Donc, je pensais qu’il y avait dans la poétique de la Négritude une magnificence et un appel à la révolte qui étaient irremplaçables mais qu’il y avait aussi une généralisation d’idée […] Ce n’est pas parce que nous sommes « tous les deux Nègres » que nous sommes des clones. Non, nous avons nos différences et nos différences sont réelles, précieuses, nourrissantes. [C’est ce qu’] on pouvait reprocher à la poétique de la Négritude, tout en concevant l’irremplaçable nécessité de la poétique de la Négritude[8].».
Ainsi, l’Antillanité proposée par Glissant a « ramené [les Antillais] à la Caraïbe » selon les mots d’un de ses compagnons de route, l’écrivain guadeloupéen Ernest Pépin : « Il a rapatrié le questionnement fondamental à partir de la Négritude. Nous disions : « Nous venons de l’Afrique, nous sommes des Africains créoles. ».[…] Il nous ramène aux Antilles avec l’Antillanité, il nous ramène à un impensé de nous-mêmes qu’il va s’acharner toute sa vie durant à mettre en forme[9] […]. ». Dans Éloge de la créolité, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant et Jean Bernabé précisent : « Avec Édouard Glissant nous refusâmes de nous enfermer dans la Négritude, épelant l’Antillanité qui relevait plus de la vision que du concept. Le projet n’était pas seulement d’abandonner les hypnoses d’Europe et d’Afrique. Il fallait aussi garder en éveil la claire conscience des apports de l’une et de l’autre : en leurs spécificités, leurs dosages, leurs équilibres, sans rien oblitérer ni oublier des autres sources, à elles mêlées. Plonger donc le regard dans le chaos de cette humanité nouvelle que nous sommes. Comprendre ce qu’est l’Antillais[10]. ». À ce titre, sans doute la vision glissantienne de la cale du bateau négrier comme « gouffre-matrice » (« la véritable genèse des peuples de la Caraïbe, c’est le ventre du bateau négrier et c’est l’antre de la plantation[11] ») est-elle une manière de se détacher de l’Afrique originelle tout en en assumant les héritages (une forme de « continu-discontinu ») à travers la pensée de la trace : les traces africaines « et non pas les racines africaines » comme il s’est plu à le rappeler dans un entretien[12] en 2009 en Martinique avec l’auteur-compositeur musicien Mario Lucio (qui, depuis, a exercé la fonction de Ministre de la Culture du Cap-Vert de 2006 à 2011).
Par ailleurs, sa proposition de créolisation (élaborée afin d’approcher, entre autres, les réalités linguistico-culturelles des Antilles et, plus largement, des Amériques) se « détache » de la Négritude : « La créolisation est la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments. On prévoirait ce que donnera un métissage, mais non pas une créolisation[13]. ». Processus dont les résultantes dans l’espace caribéen se formuleront plus tard dans la créolité, chère à Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant et Jean Bernabé : « La Créolité est l’agrégat interactionnel ou transactionnel des éléments culturels caraïbes, européens, africains, asiatiques et levantins, que le joug de l’Histoire a réunis sur le même sol. […] Notre créolité est donc née de ce formidable « migan » que l’on a eu trop vite fait de réduire à son seul aspect linguistique ou à un seul des termes (nous soulignons) de sa composition[14].» La créolisation (proposition qui entrerait plus tard elle-même en polémique avec la créolité sur ce point : « La créolisation est un mouvement perpétuel d’interpénétrabilité culturelle et linguistique qui fait qu’on ne débouche pas sur une définition de l’être.[…] Or, c’est ce que fait la créolité : définir un être créole[15]. ») impliqua une « polémique » avec Aimé Césaire : « Ce que je reprochais à la négritude, c’était de définir l’être : l’être nègre. Je crois qu’il n’y a plus d’ « être ».[16] » déclarait Glissant . Ce à quoi Césaire donna pour réponse : « S’il n’y a pas de Nègre premier, il n’y a pas de Créole second[17].».
[1] Des poèmes d’Aimé Césaire sont accessibles ici : http://bdemauge.free.fr/aimecesaire.pdf
[2] Soirée Martinique, Prix Carbet de la Caraïbe 2008. Voir l’intégralité de la vidéo de cette soirée :
[3] Lumières Noires, 52 min., Bob Swaim, Entracte, 2006 :
[4] L’Intention Poétique (1969), Paris, Gallimard, 1997, p.142.
[5] Édouard Glissant : un monde en relation, 49 min., Manthia Diawara, K’a Yéléma Productions, 2010
[6] Notamment dans L’intention poétique (pp.137-144), Traité du tout-monde (p.140), La cohée du Lamentin (pp.108-120)
[7] Le discours antillais, Paris, Seuil, 1981, p. 35.
[8] Soirée Martinique, Prix Carbet de la Caraïbe 2008. Voir l’intégralité de la vidéo de cette soirée : http://www.dailymotion.com/video/x9o29k
[9] Poétique du Divers, 52 min., Guillaume Robillard, Golda Production, 2014
[10] Éloge de la créolité/In praise of creoleness, Paris, Gallimard, 1993, pp. 21-22.
[11] Introduction à une Poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996, p.35.
[12] Dans le cadre du tournage du documentaire Kreol, 79 min., Frédérique Menant, Zaradoc, 2010. Voir la Bande-Annonce du documentaire ici :
[13] Traité du tout-monde, Paris, Gallimard, 1997, p.37.
[14] Éloge de la créolité/In praise of creoleness, Paris, Gallimard, 1993, pp. 21-22.
[15] Introduction à une Poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996, p.125.
[16] Introduction à une Poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996, p.125.
[17] http://www.jeuneafrique.com/85904/culture/n-gre-avant-tout/. Cette réplique se trouve également dans l’excellent coffret 3-DVD des documentaires Aimé Césaire : Une parole pour le XXIème siècle d’Euzhan Palcy sorti en 2006.