Le Front des Antilles et la Guyane pour l’autonomie (FAGA)
Contexte
Lors du deuxième congrès des écrivains et artistes noir en mars 1959, à Rome, Édouard Glissant confesse au poète-député Aimé Césaire son projet de fonder le front uni des Antillais et Guyanais pour la revendication de l’autonomie. Tout au long de cet échange de paroles, Albert Béville et Frantz Fanon sont présents. Ils y participent et donnent leur soutien à Glissant. Mais, malgré son accord initial, le poète de la Négritude a pris ses distances à l’égard de l’entreprise de son jeune compatriote. Ce serait un des premiers moments où les deux poètes martiniquais divergent à propos d’une question d’orientation idéologique. Pourtant, cette idée du Front commun correspondra à la radicalisation du mouvement étudiant antillais à Paris, et fera écho à aux événements qui se déroulent outre-Atlantique.
Noël brisé : les événements de décembre 59
En décembre de la même année, à Fort-de-France en Martinique, un incident à l’allure raciste transforme la colère du peuple martiniquais en une émeute à caractère nationaliste, d’une ampleur sans précédent treize ans après la départementalisation. Les manifestants se rassemblant sur la place de la Savane, la révolte se poursuit tout au long de trois journées de ce mois. Sous la répression violente de CNR, trois jeunes martiniquais ont été tués. Frantz Fanon, qui était alors à Tunis, publie tout de suite son texte « Le sang coule aux Antilles sous domination française », pour révéler la réalité coloniale de la Martinique. Réunis à l’appel de Marcel Manville, avocat anticolonialiste martiniquais, les seize signataires (Glissant, Béville, Georges Gratiant, etc.) envoient une lettre à Jacques Soustelle, ministre délégué aux DOM, pour lui signifier l’indignation des Antillais résidant en France à propos de la violence des forces de police exercée envers la population martiniquaise.
AGEM et Unité antillo-guyanaise
A l’issue de ce Noël brisé, le troisième congrès de l’Association générale des étudiants martiniquais (AGEM) s’est tenu à Paris du 27 au 30 décembre 1959. Dans une atmosphère d’indignation contre la répression sanglante en Martinique, ce congrès se situe à un tournant dans l’orientation idéologique du groupe. Le thème abordé est « Unité antillo-guyanaise pour le changement de statut ». Pour la première fois, AGEM adopte nettement le chemin de la revendication nationaliste et donne en conclusion que : « Notre lutte contre le colonialisme (…) revêt deux formes : la première est la lutte syndicale ; la seconde est la lutte générale et continue pour l’Indépendance Nationale, la Paix et la Coopération entre tous les peules ». Cet objectif politique soulignant leur refus de toute forme d’assimilation exige d’AGEM une relation coopérative avec les extérieurs de cette organisation. Pour cela AGEM s’approche d’autres associations étudiantes et syndicales. Le climat politique des Antilles ainsi qu’en France, marquée alors par la guerre d’Independence d’Algérie, conduit les damnés de la terre des DOM à se réunir. Et à la fin de l’année 1960, le 4ème congrès de AGEM déclare leur unanime souhait que « l’année 1961 soit l’année de l’Unité Antillo-guyanaise ».
Le meeting de la Mutualité
Le 14 janvier 1960, un meeting est organisé à Paris, à la maison de la Mutualité. De nombreuses organisations antillaises, parmi lesquelles AGEM aussi, s’y rassemblent dans l’objectif de composer un comité d’études permanent pour la réforme du statut des DOM. A côté la présence des futurs Trois Mousquetaires de FAGA – Glissant, Béville, et Manville -, ont pris aussi la parole dans ce congrès des grandes figures telles que Michel Leiris (ethnologue et écrivain) et Alioune Diop (directeur de Présence Africaine). A l’issue de ce congrès, le comité provisoire rédige un manifeste qui remet en cause le statut des DOM et recommande « la consultation des populations intéressées pour le groupement de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Martinique en une Fédération Caraïbe de langue française, dotée d’une assemblée et d’un exécutif fédéraux ». Le projet de fonder le Front uni des Antillais et Guyanais est ainsi fermenté, et un appel pour le congrès de la fondation de FAGA sera bientôt lancé ; Signé des noms de Glissant, Béville, Manville, Marie-Joseph, et trois associations d’étudiants des DOM (AGEM, UEG, et AGEG), cet appel invite tous les Antillais et les Guyanais résidant en France à la réunion inaugurale, en émettant leur mot d’ordre politique ; « Au moment où notre peuple subit de plus en plus lourdement le poids de l’oppression, c’est un devoir pour chacun, de participer à ces travaux, de s’engager dans cette action. POUR L’AUTONOMIE DE NOS PAYS. POUR LA FÉDÉRATION ».
Fondation du Front antillo-guyanais
Le moment est ainsi arrivé. Les 22 et 23 avril 1961, à l’hôtel Moderne de la Place de la République, le congrès de la fondation du Front des Antilles et de la Guyane pour l’autonomie a été organisé. Près de 700 personnes s’y rassemblent pour manifester leur solidarité au projet du Front commun. Tout au long des deux journées, les intellectuels, les représentants des partis politiques, et ceux des associations d’étudiants poursuivent la discussion sur le statut des DOM ainsi que sur le problème et l’avenir des peuples sous le joug de la colonisation dans l’entièreté du monde.
A l’ouverture de la première séance du congrès, Édouard Glissant, président de la séance, prononce d’abord une brève allocution qui rappelle le contexte politique et la discussion entamée entre les groupes par lesquels a été fondé ce groupe militant. Il émet son mot d’introduction expliquant la position du Front commun :
« Autonomie, pourquoi ?
Parce que l’Autonomie c’est l’amorce de la décolonisation : oui le problème posé en Guadeloupe, en Martinique, et en Guyane est un problème de décolonisation et il n’y a pas une infinité de façons de décoloniser, il n’y en a qu’une : Décoloniser, c’est-à-dire la libre disposition de soi à un peuple assujetti.
Dès lors, il va de soi que l’assimilation, proposée et défendue comme décolonisation, est une aberration (…).
Les Antilles et la Guyane sont des terres du Nouveau Monde, elles sont des terres d’Amérique avec tout ce que cela comporte d’original : un peuplement multiracial, une culture qui est une résultante de plusieurs cultures, une langue qui est empruntée à l’Europe (…) : telle est la réalité des Amériques ».
(Les Antilles et la Guyane à l’heure de la Décolonisation, congrès des 22 et 23 avril 1961, Éditions Louis Soulanges, p. 7-8.)
Et dans l’après midi de la même journée, Glissant lit solennellement, juste avant d’ouvrir la séance, un télégramme de soutien adressé à Cuba assailli par la contre-révolution américaine de la Baie des Cochons, et une autre lettre à l’égard de l’ambassade des États-Unis pour proclamer « l’indignation des Antillo-Guyanais devant l’agression américaine contre le vaillant peuple frère cubain ». Le sentiment de la solidarité ainsi manifestée, Glissant partira cette même année découvrir ce pays de la révolution castriste.
En dépit du fait qu’en effet l’intervention au nom propre de Glissant occupe peu de lignes tout au long de ce congrès, l’écrivain martiniquais exprime sa réclamation de l’autonomie culturelle et par conséquent politique, en visant nettement la future fédération caribéenne de langue française. Un passage de sa brève intervention lors de la deuxième journée montre pourtant sa vision plus ou moins originale de la décolonisation de son pays :
« Parce qu’aujourd’hui le monde est au contact des cultures, parce qu’aujourd’hui il n’y a pas de valeurs d’un pays qui ne soient touchées par les valeurs d’un autre pays. Le Monde se resserre, se refait et les Antilles sont dans une situation idéale pour ce contact des cultures. Elles doivent développer les vraies valeurs dans leur peuple. Il y a une seconde part de la valeur antillaise qui a été longtemps, systématiquement, pour les besoins de la colonisation, niée chez nous, c’est ce qu’on pourrait appeler l’héritage africain. Et bien je dis que, si les Antilles sont autonomes, si les Antillais et les Guyanais ont la libre disposition d’eux-mêmes, et de leurs aspirations, ils pourront témoigner pour ce contact des cultures dans un Monde conquis aux cultures complexes, ils pourront réaliser pour la première fois l’implication libre, choisie par eux, déterminée par eux des valeurs diverse et qu’ainsi, ils pourront contribuer en tant que peuple à l’enrichissement de l’humanité ».
(Ibid.,p. 157).
Il semble que, apparemment, Glissant s’effraie d’employer le mot Indépendance au sens plus fort. Mais l’essentiel pour cet écrivain, un an après l’indépendance politique des pays africains, est que l’autonomie de saisir la libre disposition de soi-même qui pourra contribuer à épanouir la culture jusqu’alors niée et à ouvrir ce milieu culturel dans la sphère antillaise dans le cadre d’une Fédération.
Au bout des deux journées de denses discussions, le Front adopte dans un climat vif la résolution réclamant « l’autonomie immédiate » des Anilles et de la Guyane :
« LES ANTILLAIS ET GUYANAIS REUNIS EN CONGRES A PARSI LES 22 ET AVRIL 1961 (…)
-EXIGENT donc l’autonomie immédiate avec ses deux organes fondamentaux : pour chacun de leurs pays, une assemblée législative et un exécutif responsable devant elle ;
-INVITENT leurs compatriotes à militer pour l’union nécessaire, politique et économique de leurs trois pays dans des formes et conditions qui résulteraient de la volonté nettement affirmée par les trois peuples ;
-DENONCENT certains hommes politiques ANTILLAIS et GUYANAIS qui se font alliés de colonialisme, en s’obstinant à soutenir la thèse de l’assimilation simple ou adoptée, et appellent leurs populations à les combattre efficacement ;
-ADJURENT les partis politiques, de s’unir dans un front commun pour l’autonomie ;
-REAFFIRMENT leur solidarité avec tous les peuples en lutte pour leur indépendance ».
(Ibid., p. 163-163.)
Oppression et dissolution
Selon un témoin qui se rappelle du climat de cette réunion, le congrès se déroule sous la « protection » des forces de l’ordre. Or, cette protection ne doit être qu’apparente : l’autorité française surveille de près sérieusement les membres militants de la cause antillaise qu’elle considère comme subversifs. Même avant le 24 mai de la même année un rapport de ce congrès a été rédigé par la Direction des Renseignements généraux. Juste après la publication des actes du congrès dirigée par le groupe aux Éditions Louis Soulanges, le 22 juillet FAGA est dissout par un décret signé par De Gaulle, et la brochure de l’acte est saisie par l’autorité. De surcroît, une menace a été envoyée par l’OAS à certains autonomistes antillais.
En dépit de la succession des oppressions, l’activité des militants antillais se poursuit quasi-clandestinement. En 1962, deux volumes d’Esprit et de Présence Africaine ont été réalisés à l’initiative d’anciens membres de FAGA afin de présenter au lectorat français les problèmes antillais et leur revendication d’autonomie. La plupart des articles du n° 43 de Présence Africaine ont été rédigés anonymement par crainte de la censure. Nous pouvons d’ailleurs attribuer l’article « Problème de la jeunesse aux Antilles » à la plume d’Édouard Glissant. Glissant quant à lui s’efforce de rejoindre les jeunes étudiants nationalistes antillais qui se regroupent au foyer d’étudiant d’Antony (voir la rubrique « Antony »), eux aussi hautement surveillés.
Bibliographie sélective
Les Antilles et la Guyane à l’heure de la Décolonisation, congrès des 22 et 23 avril 1961, Éditions Louis Soulanges, 1961.
Congrès des Antillais et Guyanais résidant en France réuni à Paris les 22 et 23 avril 1961, rapport rédigé par Direction des Renseignements généraux, 24 mai 1961.
Esprit, avril 1962, numéro intitulé « Les Antilles avant qu’il soit trop tard ».
Présence Africaine, n°43, numéro intitulé « Antilles Guyane ».
Nick Nesbitt, « Early Glissant : From the Destitution of the Political to Antillean Ultra-Leftism », Callaloo, Vol. 36, N. 4, Fall 2013, John Hopkins University Press, p. 932-948.
Ronald Selbonne, Albert Béville alias Paul Niger, Ibis Rouge Éditions, 2013.
Julien Valère Loza, Les étudiants martiniquais en France : Histoire de leur organisation et leurs luttes, tome 1 : Des origines à l’affaire de l’OJAM, Éditions 2M, 2003.