Guadeloupe

Écrit par Robillard Guillaume (France) 30 janvier 2018

Guadeloupe

 

Les références à la Guadeloupe sont rares dans l’œuvre d’Édouard Glissant. À ce titre, il est intéressant de souligner que Le discours antillais, œuvre majeure de l’auteur, se concentre quasi-exclusivement sur la Martinique, les références à la Guadeloupe y étant ponctuelles (en particulier, l’étonnante analyse du « délire verbal coutumier » dans les discours de l’homme politique Dr Hélène, maire du Gosier, conseiller général et député de la Guadeloupe). Bien entendu, l’étude à la fois historique, économique, sociologique, psychiatrique, littéraire et poétique de la société martiniquaise génère des constats et des conclusions également applicables à la Guadeloupe (et possiblement à la Guyane et à la Réunion sur certains points), les deux îles connaissant une situation similaire du fait de leur statut commun d’Antilles françaises (à la fois îles de la Caraïbe et départements français – qui, peu de temps après la publication de Le discours antillais, acquerront également le statut de régions françaises). Dans cet essai, se trouve un court poème de Glissant « À la Guadeloupe » dans une rubrique « Repères » et mystérieusement intitulé « En forme de réponse et d’offrande[1] ». Il y évoque la Lézarde et le Lamentin, « en chaque bord recommencés », respectivement une rivière et une commune de Guadeloupe, en écho de noms à la fameuse Lézarde de Glissant (qui donna le titre de son premier roman) et à la ville martiniquaise du Lamentin où l’auteur vécut, échos en différences. Il y évoque les « jeunes gens morts ici, comme meurent ceux du Lorrain » et « le premier syndicat national des travailleurs agricoles », c’est luttes politiques communes aux Antilles françaises. Il y salue les « poèmes créoles », possiblement en référence au poète Sonny Rupaire[2], et les « batteurs de gros-ka », percussions traditionnelles guadeloupéennes en écho au bèlè martiniquais. Il y fait également référence « À Delgrès, sans doute le plus martiniquais des Guadeloupéens ». Delgrès, de fait martiniquais, fut un des héros de la lutte contre le rétablissement de l’esclavage par les troupes napoléoniennes en 1802 en Guadeloupe, après huit années de liberté suite à la première abolition de l’esclavage en 1794. À ses côtés, luttèrent Ignace, La Mulâtresse-Solitude et Marthe-Rose[3]. Il y précise : « À la Guadeloupe, et aux anciennes rivalités. », comme pour conjurer les divisions à venir et renforcer le commun des luttes à mener (nous sommes à l’époque, au début des années 1980, en pleine effervescence indépendantiste aux Antilles françaises). Ce poème se conclut ainsi : « À la Guadeloupe où, mystérieusement, pas un serpent n’a pu survivre. ». Différence majeure avec la Martinique où, malgré les mangoustes venues d’Inde en même temps que les travailleurs hindous au XIXe siècle, les serpents continuent de résister… Quelques autres poèmes, très courts, font discrètement référence à des paysages de la Guadeloupe dans le recueil de poèmes Fastes (Malendure, Pointe des Châteaux). Mais c’est dans Boises qu’un petit poème intitulé Guadeloupe interpelle le plus directement l’île voisine dans des accents fortement politiques (dans un contexte indépendantiste, toujours) : « Soupirons d’aise le voisin a dénié sa servitude ô enclorrons privilège de mannes ports et drosers de containers ô bien avons élu le sourd ferret nous sied soupirons d’aise le voisin grandira seul en pauvre satiété où nous ballants qu’importe liberté ».

 

Aussi, les liens entre la Guadeloupe et Édouard Glissant sont-ils plus de vécu et d’amitiés. Sa longue collaboration avec le poète et romancier guadeloupéen Ernest Pépin qui, alors qu’il était étudiant en Lettres en Martinique dans les années 1970, partit à la rencontre de Glissant et devint un habitué de l’IME (Institut Martiniquais d’Études – école fondée à Fort-de-France en 1967 par Édouard Glissant) puis membre permanent du Prix Carbet de la Caraïbe (prix littéraire dirigé par Édouard Glissant de 1990 à sa mort, tour à tour organisé en Martinique, en Guadeloupe et en Guyane – à l’exception de quelques éditions organisées en Île-de-France et à Cuba) en plus de l’amitié qui lia les deux hommes. L’amitié d’Édouard Glissant pour Gérard Delver qui fonda l’association Tout-monde et organisa les éditions du Prix carbet de la Caraïbe de 1994 à 2006. Et surtout sa grande amitié avec Albert Béville (dont le nom d’auteur était Paul Niger – en référence au long fleuve d’Afrique), ami des moments de l’entrée en littérature. En 1959, Glissant fonda avec Béville, Cosnay Marie-Joseph et Marcel Manville le Front des Antillais et Guyanais pour l’autonomie, qui militait clairement pour le changement de statut des Antilles et de la Guyane françaises. Le 22 juillet 1961, le Front fut dissout par décret du Général de Gaulle pour atteinte à la sûreté de l’État. Les autorités prirent des mesures coercitives contre les dirigeants de l’organisation : tout comme Béville à Orly, Glissant fut arrêté en septembre en Guadeloupe[4], expulsé, interdit de séjour aux Antilles et assigné à résidence en Métropole jusqu’en 1965. Le 22 juin 1962, Béville embarqua clandestinement pour la Guadeloupe[5]. Le Boeing 707 d’Air France s’écrasa sur le morne Dos d’Âne à Deshaies, tuant tous les membres d’équipage et passagers, dont deux autres militants anticolonialistes antillo-guyanais, le député de la Guyane Justin Catayée (dont le dernier échange à l’Assemblée nationale avait été houleux) et Roger Tropos. Les conditions de ce crash restent sujettes à polémique, certains évoquant un attentat de l’État français désireux de garder les Antilles-Guyane[6]. Une soirée commémorative fut organisée à Paris, au Palais de la Mutualité, le 6 juillet ; Glissant y prononça un discours émouvant, au nom de l’Association générale des Étudiants martiniquais. Par ailleurs, il dédia son second roman Le quatrième siècle à son ami disparu (« Je dédie ce livre à la mémoire/d’Albert Béville/1917-1962./Nous parlions de la Maison des Esclaves ; nous évoquions les bois sculptés grâce à quoi on repérait les marrons ; il me montra les fers qu’on leur attachait aux chevilles. Mais il regardait aussi vers l’avenir : et le présent lui est à jamais interdit. Son nom et son exemple sont pour moi/inséparables de la quête que/nous y menons.»). Un texte de L’intention poétique, discrètement intitulé « En souvenir du fleuve Niger[7] » complètera cet hommage. Glissant y déclare : « Parfois, au difficile passage du parler à l’écrit, la littérature peut nous sembler trop évidente chez Césaire, plus humble, plus ingrate, moins naturelle et par conséquent (s’agissant de nous, et à un certain moment) plus appropriée chez Paul Niger. La difficulté à concevoir le littéraire fut peut-être une des données de notre « littérature » s’ébauchant. » C’est peut-être à la disparition de son ami dans ce tragique crash d’avion qu’Édouard Glissant fait référence dans son poème 1962 du recueil Fastes :

« Et combien de tourments pour un soleil qui tonne/Et l’année soit un lieu et lieu devient maldiction !/Celui qui est au loin, sa main songe, ses yeux devinent/Ce quai dévolé fou aux Saintes, déparlant ».

 

Enfin, un très court extrait du long poème de Paul Niger intitulé Je n’aime pas l’Afrique[8] figure dans La terre, le feu, l’eau et les vents/Une anthologie de la poésie du Tout-Monde, anthologie poétique de Glissant :

 

« Allons, la nuit déjà achève sa cadence/J’entends chanter la sève au cœur du flamboyant ».

 

Pour autant, c’est avec l’œuvre d’un autre auteur de Guadeloupe, Saint-John Perse, dont l’ambiguïté du statut d’Antillais (du moins du point de vue des Antilles) n’est plus à rappeler, qu’Édouard Glissant entretint un long dialogue (critique) tout au long de son œuvre et sur la poésie duquel il projetait d’écrire un livre.

 

 

[1] Le discours antillais (1981), Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1997, p. 727.

[2] Un site de poèmes en créole, incluant ceux de Sonny Rupaire :

http://www.potomitan.info/poemes/rupaire_sonny.php

[3] Édouard Glissant reviendra sur cette « guerre de Guadeloupe » dans son roman Ormerod (Paris, Gallimard, 2003).

[4] Situation qu’il évoque dans le documentaire Édouard Glissant, la créolisation du monde, 52 min., Yves Billy et Mathieu Glissant, Auteurs Associés / France Télévisions, 2010 :

[5] http://www.fabriquedesens.net/Edouard-Glissant-signataire-du

[6] Les conditions de ce crash ont été récemment passées au crible par une Commission d’information et de recherche historique sur les événements de décembre 1959 en Martinique, de juin 1962 en Guadeloupe et en Guyane, et de mai 1967 en Guadeloupe, diligentée par le Ministère des Outre-mer et dirigée par l’historien Benjamin Stora, et dont le rapport est disponible en ligne :

http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/164000717.pdf

[7] L’Intention Poétique (1969), Paris, Gallimard, 1997, pp.189-191.

[8] Découvrir l’intégralité de ce poème ici : http://www.barapoemes.net/archives/2015/10/30/32852511.html