« Prendre Le Colombie » fut à un moment pour les Martiniquais synonyme de traversée de l’Atlantique. Glissant évoque en 1956, dans Soleil de la conscience, ce nom particulier : « Maintenant je retraverse l’Atlantique. Soit qu’en effet ce paquebot au nom de terre qui semble vierge, le Colombie, m’emporte ; soit que, ne bougeant pas de la pierre grise, je retrouve une voix et commence le dialogue à travers Paris ». Au bout d’une dizaine jours, le Colombie l’emmènerait ailleurs, soit à l’embouchure de la Seine, soit au pays de la saison unique…
Construit à Dunkerque en 1931, le Colombie est un paquebot de 155 m de longueur, de 20 m de largeur allant à une vitesse de 15 nœuds. Il a été mis en service par la Compagnie Générale Transatlantique d’abord sur la ligne d’Amérique centrale en 1931 et ensuite sur celle de l’Europe (la mer Baltique). En 1935 il part pour le voyage de commémoration tricentenaire du rattachement des Antilles à la France, et aussitôt est chargé des lignes postales et régulières avec les Antilles. Au début de la Deuxième guerre mondiale, les forces marines françaises réquisitionnent ce paquebot pour l’armer en croiseur auxiliaire ; le Colombie participe à l’expédition en Norvège et au rapatriement des soldats français de Syrie. Saisi par les autorités américaines en 1943 pour le transformer en hôpital et reconstitué en 1946 à la Compagnie Générale Transatlantique, le Colombie fait son premier voyage après la Libération en Indochine, et dès son retour au Havre en août de la même année, se remet finalement à assurer la ligne régulière des Antilles ( « ce premier bateau qui depuis cinq ans avait quitté le quai du Carénage à Fort-de-France, ah ! combien tout le monde l’avait attendu », écrit Glissant). Il transporte les voyageurs transatlantiques jusqu’en 1961, date à laquelle il prend un autre service de transport, celui du contingent antillais qui part faire son service militaire en métropole. Vendu en 1964 à un armateur grec, ce navire a été démoli en 1974.
Dans un chapitre de Tout-monde se déroule une scène à bord de ce paquebot, qui amène au métropole Thaël, terrifié par le fantôme de Valérie et des chiens. L’auteur décrit un certain lieu commun, celui du départ du bateau à Fort-de-France ; « Écoutez bien, le Adieu foulard joué sur le quai par un orchestre de rencontre, repris en doucine (en douceur et en parfois en douce) par les partants et les demeurants, avait été le plus intense qu’on eût chanté au départ d’un transatlantique. Presque tous avaient pleuré, autant de regret et de tristesse que d’espoir et d’appétit pour la chose inconnue, dont chacun pensait qu’il la connaissait bien assez. Les parties noircies de la coque du vieux Colombie avaient paru étincelantes ». A la fin de ce voyage, Thaël rencontre à bord « le poète », qui lui aussi prend ce navire afin de poursuivre des études de philosophie et de lettres à Paris. Thaël lui demandant de lui donner à lire ses textes , « le poète » lui fait découvrir sa dernière œuvre, qui raconte tout « ce qu’il avait laissé derrière lui »…
Or, le jeune Glissant lui-même n’aurait-il pas solennellement écrit, au Lamentin en 1946 ; « je ne laisserai rien derrière moi » ? Le paquebot Colombie restera, en tout cas pour l’écrivain du Tout-Monde, en tant que mise en scène d’éléments autofictionnels…