La cohée du Lamentin

Écrit par Robillard Guillaume (France) 30 janvier 2018

La cohée du Lamentin

 

La cohée du Lamentin/Poétique V est le titre d’un des essais d’Édouard Glissant dans lequel barattent nombres de pensées et de formes de l’auteur (la pensée du tremblement, la pensée archipélique, sa lutte contre l’Un, les digenèses, etc…) et dans lequel il tisse un dialogue avec de nombreux artistes-plasticiens (Matta, Cardenas, Camacho, Antonio Segui, Sylvie Séma, etc…). La ville du Lamentin, en Martinique, est un lieu significatif de la vie du poète : entre autres, il y grandit dans la rue Léonce Bayardin (à laquelle il dédie, autant qu’à sa mère, le court poème rue Léonce-Bayardin dans Fastes : « C’est malsonger, dit-elle, je n’ai battu nul vent/Si ce n’est en mangrove où les pieds vagabondent/Ma mère, vous jetiez sur cette errance une eau d’effroi/Les dalots baillent leur mémoire, loin dans la nuit »), après que sa mère décida, alors que Glissant était encore bébé (il en fait la relation dans Philosophie de la Relation)  de quitter le morne Bezaudin dans les montagnes touffues du nord de l’île, au bord du volcan la Montagne Pelée. Le Lamentin est pour Glissant la rencontre avec la Ville (l’En-Ville, comme il se dit aux Antilles) où de nombreuses luttes politiques se déroulèrent : « Sur les murs d’une maison du Lamentin les traces de balles posées là en étoiles depuis ce jour de nous ne savons plus quelle année où trois grévistes de la canne furent abattus par la gendarmerie[1].». Évoquant le Lamentin, il précise : « La vie de bourg enseigne aussi la lutte politique. C’est dans les bourgs du centre de la Martinique, en particulier le Lamentin, que les luttes politiques […]  ont été les plus féroces, les plus intenses et les plus meurtrières[2]. » Aujourd’hui, il se trouve dans cette commune un collège qui porte son nom (depuis le 12 Avril 2003, anciennement collège de Place d’Armes).

Dans son œuvre[3], Édouard Glissant fait une lecture du paysage martiniquais en trois « espaces-temps ».

  • Les montagnes du Nord où le poète naquit, lieu de traditions (« où se trouvent les meilleurs conteurs et les meilleurs tanbouyés[4]») et de résistance : « Au nord, l’enlacement de verts sombres que les routes n’entament pas encore. Les [nègres] marrons y trouvèrent leurs refuges. Ce que tu opposes à l’évidence de l’Histoire. ».
  • Le Centre de la Martinique, qui porte les traces de l’esclavage et où se trouve également la Ville, en particulier le Lamentin : « Au Centre, l’ondulé littéral des cannes. Les carcasses d’usines s’y tapissent, portant témoignage de l’ancien ordre des Plantations. À l’embouchure du soleil couchant, faisant limite entre les Hauts du Nord et ces plats du Mitan, les ruines du Château Dubuc où débarquèrent les traités (c’est l’écho de Gorée d’où ils partirent) et où des geôles d’esclaves dessinent encore leurs souterrains. Ce que nous appelons la Plaine […] On y a mastiqué le delta de semblants d’entreprises, d’un aérodrome. »
  • Le Sud qui s’élance vers la mer : « Le Sud enfin, où les cabris s’égaillent. L’émoi des sables, oublieux de tant qui chevauchèrent les troncs de coco, essayant jadis de rejoindre Toussaint Louverture dans le pays d’Haïti. Ils moururent au sel de mer. »

En guise de vue d’ensemble, Glissant précise : « Il y a ainsi des temps qui s’échelonnent sous nos apparences, des Hauts à la mer, du Nord au Sud, de la forêt aux sables. Le marronnage et le refus, l’ancrage et l’endurance, l’Ailleurs et le rêve. »

La cohée du Lamentin est la baie où se trouve l’aéroport international de la Martinique. La Lézarde (« Sangsues ! qui font courir un cri sous l’eau jaunie/Le crépi de sirène éclabousse, jaillit/Ô ! trop d’herbe-para envahit la mémoire/L’antan prenait fanal en tant de ramiers morts » dit le poème Lézarde dans Fastes), rivière qui donne le titre du premier roman d’Édouard Glissant, s’y déverse après son long périple depuis les flancs de la Montagne Pelée (le Nord) et sa traversée de la Plaine (aux abords du Lamentin, vous roulez au-dessus de cette rivière), s’ouvrant sur la mer. S’inspirant de la vision « glissantienne » du paysage-Martinique, il est possible de penser que la cohée du Lamentin représente le médium naturel de cet élancement sur la mer, « l’Ailleurs et le rêve », d’autant plus que la Lézarde longe de très près l’aéroport, lieu du moyen mécanique de connexion avec l’Ailleurs. La cohée du Lamentin, c’est aussi la mangrove, paysage caribéen primordial, où les racines courent en étendue, à défaut d’être racines-rhizomes, racines si chères à l’auteur (« J’oppose à l’identité Racine Unique l’identité-Rhizome. Le rhizome, c’est une racine mais c’est une racine qui n’est pas unique, qui pousse dans toutes les directions, qui va à la rencontre d’autres racines, qui ne les tue pas et les unes se renforcent dans le rapport et le contact avec les autres[5]. ». Comme tout paysage dans l’œuvre du poète, la cohée est aussi un mystère : « Cohée : ne se rencontre que dans cette baie des Flamands, au long de la mangrove : la cohée du Lamentin. Le mot vient-il de la langue créole ou de la langue française ?  D’accorer, peut-être ? « Accorer un navire pour le réparer. » (Non loin de là, il existe un port-cohé.) Un cohé donc ou, s’il se trouve, une corée ? Nul n’a pu dire à ce que je sais. […] Peut-être existe-t-il des mots dérivés de nulle part, ou qui ont soigneusement caché leur source[6] […]. ». Mystère du mot sur lequel le poète revient plus tard dans son œuvre : « Un ami de la Guadeloupe me rapporte qu’un cohé y est un oiseau des bords de mer, il plane sur les rivages le bec ouvert, pour engouffrer les moustiques et tous autres yinyins volants sans se poser. […] Voyez aussi que ce cohé, quand on le projette dans le miroir inversé, M. Pascal G. me le fait plaisamment remarquer, nous suggère un écho, du moins en un désordre élu. Cette cohée du Lamentin, c’est pour moi ce que les traces d’enfance projettent en chacun de nous pour lui enseigner le Tout-monde[7]. ». Mystère du mot (du langage), mystère des paysages…

 

 

[1] Le discours antillais (1981), Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1997, p.31.

[2] Édouard Glissant, 45 min., Guy Deslauriers, Kreol Productions/France 3, 2013

[3] Le discours antillais (1981), Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1997, pp.31-32.

[4] Intervention d’Édouard Glissant à l’occasion de la commémoration du 10 Mai 2009 à Nantes où il était l’invité d’honneur.

[5] Poétique du Divers, 52 min., Guillaume Robillard, Golda Production, 2014

[6] La cohée du Lamentin, Paris, Gallimard, 2005, p.39.

[7] Une nouvelle région du monde, Paris, Gallimard, 2006, pp.114-115.