Kateb Yacine

Écrit par Robillard Guillaume (France) 30 janvier 2018

Kateb Yacine

 

Kateb Yacine[1] et Édouard Glissant ont été collaborateurs dans la revue Les lettres nouvelles, dirigée par Maurice Nadeau. On sait que la « question algérienne » (la guerre d’Algérie, la lutte du FLN pour l’indépendance) ne laissa évidemment pas Édouard Glissant indifférent, lui qui, en 1960, fut signataire du Manifeste des 121[2] (proclamant le droit à l’insoumission des appelés à la guerre d’Algérie) et qui partit clandestinement au Maroc pour aider les déserteurs antillais à rejoindre le FLN (Front de Libération Nationale) algérien, où opérait son compagnon d’idées Frantz Fanon. Par ailleurs, dans cette période d’ébullition anticolonialiste, Glissant cofonda le Front antillo-guyanais (le Front des Antillais et Guyanais pour l’autonomie – FAGA) au côté d’Albert Béville (de son nom d’auteur Paul Niger), Cosnay Marie-Joseph et Marcel Manville, activité politique qui valut au poète d’être assigné à résidence en France hexagonale par le Général de Gaulle de 1961 à 1965.

En 1959, Édouard Glissant écrivit dans Les lettres nouvelles un texte en hommage au théâtre de Kateb Yacine (qui nourrit la préface de l’édition et de la réédition du livre Le cercle des représailles de Yacine) intitulé « Le chant profond de Kateb Yacine[3] ». Il y écrit :

« Il y a des œuvres qui vont profondément au fond de notre époque, qui s’en constituent les racines inéluctables et qui, à la lettre, en dégagent le chant profond. […]  Ces œuvres ne courent donc pas à la surface des choses et du monde pour en donner des aperçus « objectifs » [on sait l’aversion de Glissant pour le « réalisme » en tant que seule description du réel[4]] ou des visions de rêve. Non. Elles veulent pénétrer la réalité de la manière la plus souterraine et ne la communiquer qu’en ces endroits de pointe, en ces nœuds sensibles que seuls les poètes ont le pouvoir de déceler et de cerner.

De telles œuvres dépassent volontiers la simple énumération des apparences ; car, lors même qu’elles élisent un détail, nous nous apercevons que c’est pour sa force signifiante, pour sa clarté terrible. Alors il nous semble toucher le cœur même du réel, son évidence la plus totale, la plus enfouie. Cette manière qui dépasse si considérablement la plate uniformité du réalisme intégral – lequel ne veut rien oublier et, n’oubliant rien, dépossède cependant le réel de sa vraie force -, cette manière est bien celle du théâtre de Kateb Yacine : c’est, au meilleur sens du terme, le réalisme poétique. »

Glissant ajoute : « Aujourd’hui, l’univers est exploré dans sa totalité géographique, il n’y a plus moyen d’ignorer tel ou tel peuple de la terre. Aujourd’hui plus qu’hier, nous ne pouvons envisager notre vie ni notre art en dehors de l’effort terrible des hommes qui, de races et de cultures différentes, tentent de s’approcher et de se connaître. Aujourd’hui, le cercle est fermé, nous voici tous dans le même lieu : et c’est la terre tout entière. (nous soulignons). Dès lors naît et se développe le Tragique de notre époque qui est celui de l’Homme en face des peuples, celui du destin personnel confronté à un destin collectif. […] Car c’est à partir de cette confrontation que l’homme (en tant qu’individu) pourra aimer et comprendre les peuples, et que les peuples pourront enrichir et continuer l’œuvre de l’homme, sans dénaturer ce que chaque individu porte en lui de précieux. […] L’œuvre théâtrale de Kateb Yacine est un cas exemplaire de cette Tragédie moderne que j’ai dite par quoi l’art, en l’occurrence l’art théâtral, essaie d’approcher le monde, de le concilier à lui-même, et peut-être d’éclairer ainsi le destin commun de tous les hommes. »

 

Plusieurs décennies plus tard, Glissant rend hommage à l’œuvre du poète algérien dans l’un de ses essais, La cohée du Lamentin/Poétique V dans le très beau texte intitulé « Sur Kateb Yacine[5] » :

« Ce qui m’a étonné : le caractère rêche, sans concession ni fioriture, de l’écrit chez Kateb Yacine. Son texte allait aussi froidement que sa parole, avec une intensité brûlante qui ne se donnait pas de grâce. […] Les mots s’attachaient à l’infini détail du réel, avec une sorte de férocité. Bien sûr, le réel de l’Algérie [comme Glissant aura, de son côté, beaucoup « fouillé » par l’écriture, en particulier par son cycle romanesque, le réel de la Martinique et, par extension, de la Caraïbe]. ». Plus loin, il ajoute : « Il y avait une paraphrase grinçante qui ne tendait pas à expliquer [Glissant étant très attaché à « l’opacité », « l’innumérable » du monde], mais dévoilait les sens cachés, les rattachant à un passé sans fond dont la connaissance se dérobait sans cesse. ». Il cite librement des phrases de Yacine : « Tous ces voyages avaient transformé leur nostalgie en folie atavique [on sait la forte distinction[6] opérée par Glissant entre les « peuples ataviques » et les « peuples composites »]. », « Ne voulais-tu pas guerroyer contre les conquérants, leur opposant l’obscurité de tes propos [manière d’opacité[7], encore ?] ? ». Il s’interroge alors : « Comment le poète s’en remettait-il à ces hardes et à ces ronces de chaque jour, et les éclairait-il pourtant de cette lumière sombre ? ». Plus loin, il conclut : « […]  Aujourd’hui nous reconnaissons ceci : que la parole de K.Y. est, et a toujours été, prophétique [en écho, sans doute à la « vision prophétique du passé[8]» chère à Glissant]. ». Glissant déroule alors sa pensée : « Ne pas laisser supposer que la poussière où se débattent les peuples est infertile, qu’on ne saurait bâtir dessus une grande vérité ou une puissante littérature. Nous savons aujourd’hui que la voix des opprimés est aussi souveraine que la loi des anciens maîtres. Nous savons qu’il n’y a plus en légitimité un Centre imperturbable et des périphéries affolées […]. ». Il ajoute : « Ces sommes, ces sommations de l’existant [dans l’œuvre de Yacine]  n’ouvrent pas sur des paraboles, sur des intentions explicatives, ce sont des explorations de ce qui ne se démêle pas [« l’inextricable », si cher à Glissant ?]. L’inconfort et le bonheur de chaque peuple rencontrent profondément les poétiques de tous. De « l’inquiétante étrangeté » de ces rapports ressort pour nous tous toute sérénité. ».

 

 

[1] Des poèmes de Kateb Yacine sont accessibles ici : http://www.ziane-online.com/poemes/kateb_yacine.htm

Des vidéos de Kateb Yacine sont consultables ici : https://www.youtube.com/watch?v=1YLZ92sbB4o

[2] Lire le Manifeste des 121 ici : http://www.fabriquedesens.net/Declaration-sur-le-droit-a-l

[3] Le cercle des représailles (1959), Paris, Seuil, « Points », 1998, pp.9-12

[4] « Dans l’exercice de la prose, pour ce qui est de nos littératures [les littératures caribéennes], les écrivains croient trop facilement que la description du réel rend compte du réel. C’est un peu comme les peintres qui font des tableaux de mœurs ou de genre : un marché tropical ou des pêcheurs antillais. Ils croient qu’ils rendent compte par là de la réalité. Ce n’est pas vrai du tout. Ils ne rendent absolument pas compte de la réalité ; la réalité est autre chose que cette apparence. Or, la poésie est jusqu’ici le seul art qui peut aller réellement derrière les apparences. Je crois que c’est là une de ses vocations. […] [Nous devons faire] une investigation du réel, mais qui est aussi une investigation de l’imaginaire, des profondeurs, du non-dit, des interdits (nous soulignons). » (L’imaginaire des langues, Paris, Gallimard, 2010, pp.29-30)

[5] La cohée du Lamentin, Paris, Gallimard, 2005, pp.121-123.

[6] « Je crois que nous avons évoqué cela la dernière fois, et que nous avons fait la différence entre les communautés ataviques qui sont basées sur l’idée d’une Genèse, c’est-à-dire d’une création du monde, et sur l’idée d’une filiation, c’est-à-dire d’une liaison continue du présent de la communauté à cette Genèse (j’entends par communautés ataviques les vieilles communautés d’Asie, d’Afrique noire, d’Europe, et les cultures amérindiennes) et les cultures composites nées de la créolisation, où toute idée d’une Genèse ne peut qu’être ou avoir été importée, adoptée ou imposée : la véritable Genèse des peuples de la Caraïbe, c’est le ventre du bateau négrier et c’est l’antre de la Plantation. » / « Les cultures ataviques tendent à se créoliser, c’est-à-dire à remettre en question ou à défendre de manière souvent dramatique – voir la Yougoslavie, le Liban, etc. – le statut de l’identité comme racine unique. Car en fait c’est de cela qu’il s’agit : d’une conception sublime et mortelle que les peuples d’Europe et les cultures occidentales ont véhiculée dans le monde, à savoir que toute identité est une identité à racine unique et exclusive de l’autre [à la différence] de l’identité comme rhizome [à l’image des « peuples composites »], de l’identité non plus comme racine unique mais comme racine allant à la rencontre d’autres racines. »  (Introduction à une Poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996, pp.34-35 / pp.22-23)

[7] « Si nous examinons le processus de la « compréhension » des êtres et des idées dans la perspective de la pensée occidentale, nous retrouvons à son principe l’exigence de […] transparence. Pour pouvoir te « comprendre » et donc t’accepter, il me faut ramener ton épaisseur à ce barème idéel qui me fournit motif à comparaisons et peut-être à jugements. Il me faut réduire. […] Non pas seulement consentir au droit à la différence mais, plus avant, au droit à l’opacité (nous soulignons), qui n’est pas l’enfermement dans une autarcie impénétrable, mais la subsistance dans une singularité non réductible. » (Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990, p. 204)

[8] « J’ai écrit une fois que le poète devait avoir une vision prophétique du passé, c’est-à-dire qu’il ne devait pas voir le passé seulement comme un historien ou comme un sociologue ou comme un anthropologue mais qu’il devait le voir comme […] un « Voyant ». Cette interprétation du passé débouche pour moi sur les phénomènes de créolisation qui me paraissent définir ce qu’il y a de valable dans l’avenir (nous soulignons). » Entretien entre Simona Cappellini et Édouard Glissant, Paris, 12 Décembre 2008.