NEW MORNING
Salle de concert à Paris (depuis 1981)
Pour Glissant, « le jazz, c’est la reproduction de la trace africaine dans un processus d’opacité. Le jazz refuse la syntaxe ordonnée, le jazz désordonne la syntaxe ». Cette liberté du jazz s’incarne dans le swing, rencontre et jeu désordonné des timbres, des rythmes et des tempos de la musique. En associant l’improvisation à la créativité, le jazz occupe une place singulière dans l’esthétique de l’hybridité et de la créolisation de Glissant. Sensible à la beauté « des archipels dans une volée de jazz », Glissant se rend régulièrement dans la salle mythique du New Morning, au 7, rue des Petites-Ecuries, à Paris.
Situé près des Folies Bergères, non loin des grands Boulevards et de la Porte Saint-Denis, légèrement caché par une discrète porte métallique à peine visible, le New Morning est un lieu unique de liberté artistique. A mi-chemin entre le club underground confidentiel, la boîte de jazz classique et la salle de concert ouverte à un plus large public. Son style de décoration est dépouillé, ce qui lui donne un air de studio d’enregistrement, ou une sorte de hangar aménagé, presque un grenier improvisé en salle de spectacle.
L’apparence de simplicité et d’inachèvement est trompeuse : parmi les plus grands musiciens du monde se sont produits sur la scène du New Morning, qui a vu le jour le 16 avril 1981. La chanteuse Nina Simone, le batteur Max Roach, le trompettiste Chet Baker, le saxophoniste Stan Getz ou le trompettiste Dizzie Gillespie ont poussé les portes de la salle parisienne. Ces immenses artistes ont fait chavirer le public du New Morning, qui a vite acquis une solide réputation dans le monde du jazz et de la soul.
Un des plus grands fans du New Morning, qui s’y est régulièrement produit, le « kid de Minneapolis », l’artiste Prince, y a aussi sans doute donné le plus long concert de sa carrière : dans la nuit du 22 juillet 2010, devant un public subjugué, émerveillé, Prince joue sur scène pendant plus de quatre heures, et clôture son set par un Purple Rain inoubliable.
C’est dans la salle mythique du New Morning qu’Edouard Glissant fête son anniversaire, ses quatre-vingt ans, le dimanche 21 septembre 2008. Conviés par le maître de cérémonie de la soirée, l’acteur et directeur du Festival Off d’Avignon, Greg Germain, les amis d’Edouard Glissant s’y réunissent, accueillis au son des improvisations musicales. Puis, invités sur scène à tour de rôle, ils viennent reprendre en chœur ou en solo la ritournelle extraite de La Cohée du Lamentin, « Je peux changer, en échangeant avec l’autre, sans me perdre pourtant ni me dénaturer », répétée ce soir-là dans différentes langues. La soirée se termine par un concert de jazz, ce style musical unique, forme sonore de magma en fusion, explique Glissant : rencontre en devenir des différences, forme d’attente en suspension, suivie d’explosion soudaine, inattendue.
Dans un entretien sur l’esthétique du Chaos-monde, Glissant donne sa vision du jazz : « Dans le jazz, une parole attend une autre parole. La voix de la clarinette attend la réponse du trombone, la suscite et la répercute. Voilà en quoi le jazz ne peut se réduire à une structure, comme la symphonie classique. C’est une suite de dialogues. » Oui, une poétique sonore de l’altérité, ouverte aux dissonances et aux houles déchaînées. Si le jazz reprend souvent des standards ou classiques, c’est que la reprise offre une liberté d’innovation. L’Intraitable Beauté du monde le précise : « La musique de jazz est née du phénomène de créolisation, avec ses soubassements africains et ses instruments occidentaux, et, en ce sens, elle a été immédiatement valable pour tous. »
Glissant rapproche jazz et chaos-opéra, invite à la rencontre improvisée sur scène et engage un dialogue créatif entre la voix du poète et l’instrument de musique. Visible dans la programmation artistique du New Morning, la diversité musicale est au cœur du jazz, comme on le voit avec le mélange inattendu entre chant et percussions lors de la lecture par Glissant des Grands Chaos. Le jazz peut être à la fois le groove créolisé d’une kora polyglotte africaine, d’un violoncelle rhizomique et nomade ou d’une trompette américaine éclatée. Le jazz, c’est aussi bien un Spasm Band de Trinidad peuplé d’ancêtres multiples, ou le souffle léger d’une flûte indienne de bambou. Ecoutez cette clameur composite, venue de la Martinique, qui résonne à nos oreilles. C’est du jazz.
Aliocha WALD LASOWSKI
Bibliographie :
Edouard Glissant, « Mondialité, diversalité, imprévisibilité », Les périphériques vous parlent, n° 4, été 2000.
Edouard Glissant, La Cohée du Lamentin. Poétique V, Gallimard, 2005.
Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau, L’Intraitable Beauté du monde, éd. Galaade, 2009.
Armelle Gaulier, « Musique et processus de créolisation », Volume !, n° 7, 2010.
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