Saint-John Perse
Tout au long de son œuvre, Édouard Glissant a déroulé un dialogue[1] (tendu) avec l’œuvre et la poétique de Saint-John Perse[2].
Dans son introduction à Faulkner, Mississippi, Édouard Glissant compare William Faulkner, auteur blanc du sud des États-Unis, et Saint-John Perse, béké guadeloupéen. Il rappelle qu’ils sont « deux auteurs de Plantation, deux hommes à la limite d’une caste, en cet espace où elle s’effritera bientôt, deux békés en fait, mais si marginaux parmi leurs semblables, deux poètes en prise avec l’inlâchable question de la race et du rapport tumultueux avec une autre race, que les vôtres ont longtemps dominée[3] […] ». Plus loin, il précise : « Je consulte les deux images [de Perse et de Faulkner], l’allure est la même, l’air du Planteur qui vient, il ne croit pas déchoir à le faire, de soigner ses bêtes, qu’il préfère peut-être, ou qu’il feint de préférer, aux humains. Je ne vais pas ainsi m’apitoyant sur le sort des Planteurs, j’ausculte comme deux intelligences, affûtées ou exacerbées par la situation où elles se trouvent impliquées ou surprises, réagissent à cette situation et, commentant et sublimant le réel d’alentour, choisissent de se carrer dans cette situation-là, de la justifier en quelque sorte par choix, laissant pourtant leur œuvre aller par-delà, si loin dans le monde[4]. »
Qu’Édouard Glissant, poète martiniquais, descendant de la race dominée par celle de Saint-John Perse, béké antillais, dit-il de ce dernier ? Tout au long de ses essais, Édouard Glissant, qui précise que Perse « fut […] souvent présent dans la clairière de [ses mots][5] », entretient un dialogue (critique) avec l’œuvre du poète béké (en plus de l’intertextualité poétique existant entre les œuvres des deux auteurs).
Dans L’intention poétique, Édouard Glissant présente Saint-John Perse en ces termes : « Il invoque, il représente. Quoi ? La poussée, l’aventure, l’en-aller de ceux qui, mystiques et ravageurs (nous soulignons), surprirent le monde, s’établirent dans l’ailleurs, fondèrent une autre race. […] Ceux qui démarquèrent le monde et en firent colonie. Et celui-ci témoigne pour l’équivoque de l’aventure : Saint-John Perse, le plus essentiel poète. Race aux « paupières fabuleuses », elle filtre le monde et le fixe : c’est la race des voyants. Peuple de songeurs, peuplé d’un même songe « tout rayé de violences, de ruses et d’éclats » […][6]. ». Glissant chante pourtant la Beauté de la parole persienne jugée conquérante : « […] si la Chronique des Conquérants nous incommode, si même l’Éloge a tenté d’exhausser un être-au-monde aux dépens de l’étant […] quelle parole pourtant a plus densément figuré le drame où l’Occident solitaire s’est soudain stupéfait face aux argiles bougées du monde, et voilé devant elles sa face altière, émue et menacée[7] ? »
Plus tard, dans Le discours antillais, Édouard Glissant interroge (entre autres) le rapport des Antillais à Saint John Perse autant que sa réciproque (« Saint John Perse et les Antillais[8] »). En premier lieu, Glissant questionne la portée de la naissance antillaise de Saint-John Perse dans sa poétique : « Une telle entreprise [l’errance « en Ouest »] était possible non pas seulement ni tant pour un Antillais que pour un homme né aux Antilles. Si Perse était venu à un autre monde, s’il était venu ailleurs au monde, il eût certes été plus contraint par des enracinements, des atavismes, une glu de terre qui l’eût attaché ferme. La naissance antillaise [dans une culture composite « en gestation », « balbutiante » et non inscrite dans des lignages millénaires par de grands Mythes fondateurs qui légitiment la possession d’une terre] au contraire le laisse ouvert à l’errance. ». Puis Glissant interroge la relation difficile des Antillais à ce poète : « Il n’est pas étonnant que pour ceux des Antillais qui au contraire se vouent à réconcilier, par-delà le désordre colonial, nature et culture antillaises, le rapport à Perse soit ambigu, réticent. Comment, pour nous, consentir à sa nature antillaise, quand il s’échappe de notre histoire [Perse quitta la Guadeloupe enfant et n’y revint jamais] et ainsi la nie ? Tout de même, une fragile antillanité. C’est-à-dire, en lui, cette part de nous qui s’en va. ». Plus loin, Glissant interroge le caractère bifide de Saint-John Perse : « Sa nature, c’est le mot comme végétation [« la Forêt », les racines], mais son histoire, c’est l’errance [« la Mer », les voiles] comme pur projet. ». Il en conclut au refus du poète béké d’être Antillais : « Qu’il n’ait pas voulu être antillais, lui que ses ennemis en politique décriaient comme le « mulâtre du quai d’Orsay » ; qu’il ait trouvé justice aux déprédations des conquérants, eu égard à leur œuvre de rassembleurs ; que sa poétique se soit cristallisée (d’Anabase à Amers) en un universel sans particulier – quoi de plus évident ? ». Glissant questionne la relation de Saint John Perse, « colon de l’univers », au « mouvement du monde » qu’il sent autant qu’il le refuse : « Cette poétique de l’écart et de l’errance ouvre le poète au « mouvement » du monde. […] Mais le monde n’est plus systématisable. Trop d’Autres et d’Ailleurs troublent la belle eau. Contre ce trouble, Perse entreprend de « fixer ». Fixer au mot ce qui par là s’éparpille et s’atteint de tant de donnés abrupts. […] Perse comprend ce qui advient au monde (privilège de poète), quand même il choisit de ne pas l’accepter, de n’y participer. »
Dans Poétique de la relation, une dizaine d’années plus tard, Glissant relit la poétique du béké guadeloupéen. Dans le chapitre « Une errance enracinée[9] », il déclare : « L’universalité de Saint-John Perse est optative. […] L’ici, pour lui : « ma chienne d’Europe qui fut blanche et, plus que moi, poète. ». Comprenons que ce n’est pas à l’endroit de son premier cri (La Guadeloupe) que Saint-John Perse engendra sa poétique, mais au lieu de ses origines lointaines, de sa provenance idéelle. […] Cet ailleurs, au contraire, une île (La Guadeloupe) […] C’était, donnée dans l’enfance, l’évidence déjà de tous les ailleurs possibles. ». Partant de cet Ailleurs (les Antilles) où il prit naissance, « il n’aurait pas supporté de jouer les colons de l’univers, comme il m’a longtemps paru […] Pour les mêmes raisons, son universalité ne fréquente pas l’exotisme, elle en exprime, non pas seulement l’austère critique, mais la négation naturelle. ». Plus loin, Glissant ajoute : « C’est que la poésie de Saint-John Perse, si elle n’est pas le raccordement épique des leçons d’un passé, augure un nouveau mode du rapport à l’Autre, qui par paradoxe, et à cause même de cette passion d’errance, prophétise la poétique de la Relation. » (Dans l’Intention Poétique, Glissant écrivait que pour Saint-John Perse, cet « être du voyage », « le solennel voyage, son solennel rapport, c’est totalisation. J’y vois le Livre : Bestiaires, Portulans, Hauts Registres du Savoir. J’y cherche en vain, dure et lourde à souffrir, la Relation[10]. »). « L’en-aller perpétuel [de l’errance persienne] permet d’amasser roches, de tramer la matérialité de l’univers, dont Saint-John Perse fait son récit. Ainsi rencontre-t-il à la fin Victor Segalen dont il a peu parlé, sans doute parce que leurs itinéraires, de la même somptueuse manière, en sens opposés, se défont. » conclut Glissant alors que, dans Le discours antillais, il opposait Perse à Segalen (dont on sait l’importance, en tant que référence, dans la pensée glissantienne) sur un point : « Le monde est en Ouest, et l’Ouest est langage ; Perse y fondera sa réelle demeure. […] La chair revient au Verbe. Perse scelle ainsi l’ultime expression « totale » de l’Occident ; c’est le dernier trouvère d’un monde systématisé. En cela, il s’oppose à Segalen : le Divers n’est que son accident, sa tentation, non son vocable[11]. ». Dans L’Intention Poétique, en 1969, Glissant écrivait encore quant à Perse : « Le poète à la race « antique » et à la face « sans nom » est ce Découvreur de terres, cet homme d’arpentage qui élève son cœur « enténébré », « où fut l’avide, et fut l’ardent, et tant d’amour irrévélé… ». Ici la voyance comprend la conquête ; le vœu du poète transcende et absout le sanglant de l’errance[12]. ». De L’intention poétique à Poétique de la Relation en passant par Le discours antillais, Perse est passé du statut de « colon de l’univers » à celui de poète d’un « nouveau mode du rapport à l’Autre » et qui fait « le récit » de la « matérialité de l’univers » (sa diversité ?).
Il y a également « la polémique des mers » entre les deux poètes. Dans La cohée du Lamentin, Glissant précise : « On sent bien que, par exemple, dans Vents et dans Amers, la mer n’est plus cet univers hachuré, écumeux, tremblant de chaleur, d’Éloges et de la Caraïbe, ni le large enroulement de houles, ce tourbillon qui s’immensifie, des Hauts Plateaux d’Anabase et du Pacifique, ni la pluie d’embruns et les bourrasques froides d’Exil et de l’Atlantique, non, elle s’est magnifiée en élément universel qui a outrepassé toutes les catégories de mers possibles, concrètes, données, elle est un emblème rhétorisé, un déport généralisé de soi-même. Aussi bien hésitons-nous à élire ces poèmes, Vents et Amers, élogieuses cathédrales d’eau et de brise, au haut de légende où nous inscrivons Anabase[13]. ». Polémique rattachable à la polémique entre la mer Caraïbe et la Méditerranée (« Je dis toujours que la mer Caraïbe se différencie de la Méditerranée en ceci que c’est une mer ouverte, une mer qui diffracte, là où la mer méditerranée est une mer qui concentre. Si les civilisations et les grandes religions monothéistes sont nées autour du bassin méditerranéen, c’est à cause de la puissance de cette mer à incliner, même à travers des drames, des guerres et des conflits, la pensée de l’homme vers une pensée de l’Un et de l’unité. Tandis que la mer Caraïbe est une mer qui diffracte et qui porte à l’émoi de la diversité. Non seulement est-ce une mer de transits et de passages, c’est aussi une mer de rencontres et d’implications[14]. »), tel que le fait Glissant plus loin dans ce livre. « La vraie suite est que si j’ai regretté parfois le caractère généralisant et la propension à l’universel de Vents et Amers […] [c’est parce que] le poème [Amers] est l’orgue d’une autre mer, bien concrète, une mer de l’Idée, de la Période et de la Strophe, la mer de Parménide, du Pentateuque, du Mu’allaqat, de l’olive et de l’aloès aussi, la mer qui a voulu à toute force fonder l’universel cher à Saint-John Perse : cette méditerranée[15]. ». Sans doute est-ce là pour Glissant une manière d’inviter à considérer la mer Caraïbe en tant que géopoétique (« mer qui diffracte et qui porte à l’émoi de la diversité »), c’est-à-dire comme « source » (poétique) de construction d’une pensée du Divers, en apposition à la mer méditerranée qui concentre, tend vers l’Un et « qui a voulu à toute force fonder l’universel », universel auquel le poète s’est opposé tout au long de son œuvre… Un point sur lequel les deux poètes, Glissant et Saint-John Perse, ne semblent pouvoir se rejoindre…
Quid de la créolité de Saint-John Perse aux yeux de Glissant ? Au cours d’une intervention à l’Institut Mutualiste Montsouris en mai 2008, Édouard Glissant a souligné l’usage de créolismes cachés dans l’œuvre de Saint-John Perse : entre autres, « ces cayes, nos maisons » (« caye » désignant aux Antilles les récifs rocheux, « caye » désignant également la maison en créole martiniquais), « Pour moi, j’ai retiré mes pieds » (« Man tiré pyé moin » pour signifier : « partir », « s’en aller »), « Celui qui laque en haute mer » (« laquer » signifiant en créole martiniquais « pêcher » et n’ayant donc aucun lien direct avec la laque de Chine).
Dans un entretien avec l’universitaire Lise Gauvin remontant à 1991, Glissant énumère d’autres procédés de la créolisation de la langue opérée par le poète béké :
« Le conteur créole se sert de procédés qui ne sont pas dans le génie de la langue française, qui vont même à l’opposé : les procédés de répétition, de redoublement, de ressassement, de mise en haleine. Les pratiques de listage que Saint-John Perse a utilisées dans sa poétique et que j’esquisse dans beaucoup de mes textes, ces listes interminables qui essaient d’épuiser le réel non pas dans une formule mais dans une accumulation, l’accumulation précisément comme procédé rhétorique, tout cela me paraît être beaucoup plus important du point de vue de la définition d’un langage nouveau, mais beaucoup moins visible[16]. ». Comme le précise Michaël Dash, Professeur à NYU et spécialiste de l’œuvre de Glissant, « Glissant a insisté sur le fait que Perse avait profondément cet esprit, cette nouvelle sensibilité de créolisation, de transformation, d’improvisation, qu’il faisait partie de la Caraïbe[17]. »
Créolisation de la langue et créolismes cachés que Glissant semble préférer aux créolismes « évidents » : « Le créolisme, le régionalisme, n’ouvre pas ce débat : au contraire, c’est une consécration de la prééminence de certaines langues sur d’autres. Il y aurait des langues d’usage noble et des langues qui ne produisent que des régionalismes, des particularismes. Or, ce n’est pas vrai. Dans le contexte moderne, toutes les langues sont régionales et toutes les langues ont leur poétique, en même temps[18]. »
Si les deux poètes ont vécu une expérience de créolisation, ils ne se « confondent » pas pour autant. On connait, en particulier, le fameux « ils m’ont alloué l’éclat, et j’habitais l’obscur[19] » de Glissant en « réponse » au fameux vers de Perse : « Ils m’ont appelé l’Obscur et j’habitais l’éclat ». Si la rencontre se fait, elle s’opère à partir de deux bords opposés de l’histoire (Glissant venant d’« une autre race, que les vôtres [s’adressant à Perse et Faulkner] ont longtemps dominée[20] […] »). Il n’est peut-être pas anodin que Glissant évoque, dans Poétique de la Relation, « la plage noire[21] », « la plage du Diamant, dans le sud de la Martinique » qui « dans les mois d’hivernage […] se réduit à un couloir de sables noirs, venus on dirait des côtes d’en haut, là où la Pelée ramage ses frondaisons de laves brisées », « comme si la mer entretenait un commerce souterrain avec le feu caché du volcan [le volcan étant l’image « suprême » de la résistance aux Antilles, dans la littérature comme au cinéma, autant par son caractère éruptif que par la mémoire du marronnage, lorsque les esclaves échappaient à l’esclavage en se réfugiant dans les montagnes, à flanc de volcan] », « plage ardente » où « les touristes flâneurs […] étendent leur linge », plage où « sous l’image de convention, telle qu’on la voit développée – ou résumée – dans les films publicitaires, aux États-Unis ou au Japon, image luxueusement mortifère par laquelle on vend un pays (« Les Antilles pour pas cher »), sous l’insipide apparence, nous retrouvons l’ardeur d’une terre ». Plage en résistance qui ne saurait être la « plage blanche » (selon nos mots), celle du touriste (de l’exotisme) comme celle du Conquérant…
[1] Cet article se propose comme « porte d’entrée » dans le dialogue que Glissant établit avec Saint-John Perse dont la présence poétique dans l’espace caribéen semble incontournable (Aimé Césaire, Derek Walcott, parmi d’autres, ont également commenté sa poésie). Pour une étude approfondie de la poétique persienne, nous vous dirigeons vers le site : http://www.sjperse.org
[2] Des poèmes de Saint-John Perse sont accessibles ici : http://www.espritsnomades.com/sitelitterature/saintjohnperse/saintjohnperse.html
[3] Faulkner, Mississippi (1996), Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1998, p.11.
[4] Ibid, p.12.
[5] Le discours antillais (1981), Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1997, p.748.
[6] L’intention poétique (1969), Paris, Gallimard, 1997, pp.108-109.
[7] L’intention poétique (1969), Paris, Gallimard, 1997, p.116.
[8] Le discours antillais (1981), Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1997, pp. 742-752.
[9] Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990, pp.49-54.
[10]L’intention poétique (1969), Paris, Gallimard, 1997, p.111.
[11] Le discours antillais (1981), Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1997, pp. 743.
[12] L’intention poétique (1969), op.cit., p.115.
[13] La cohée du Lamentin, Paris, Gallimard, 2005, pp. 95-96. Cette approche des différentes poétiques des mers s’annonçait déjà dans Traité du tout-monde, Paris, Gallimard, 1997, p.140.
[14] Introduction à une Poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996, pp. 14-15.
[15] La cohée du Lamentin, op.cit., pp. 95-96.
[16] L’imaginaire des langues, Paris, Gallimard, 2010, p.26.
[17] Entretien réalisé avec Michaël DASH et Miguel DUPLAN, 12 Décembre 2012.
[18] L’imaginaire des langues, op.cit., p.29.
[19] « La porte de la mer, violette et bleue et violette, relève d’une seule vague ce que la noire profondeur grandissante aménage peu à peu, et cette vive alliance de la lumière et de l’obscurité, ils m’ont alloué l’éclat, et j’habitais l’obscur, et puis cette frappe d’une lame baroque et difficile et grenue, ses élancements se relaient comme de la trame d’un texte. » (Une nouvelle région du monde, Paris, Gallimard, 2006, p.11)
[20] Faulkner, Mississippi (1996), Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1998, p.11.
[21] Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990, pp.135-141, pp.221-225.