Derek Walcott
Édouard Glissant et Derek Walcott[1] se rencontrent pour la première fois au Carifesta en Jamaïque en 1976 (où Glissant a également l’occasion de rencontrer les auteurs Kamau Brathwaite, George Lamming, V. S. Naipaul, Edward Baugh ou encore le chanteur auteur-compositeur Jimmy Cliff).
On sait la forte relation entre Édouard Glissant et cet autre immense poète caribéen (que Glissant cite à plusieurs reprises dans son œuvre : en particulier le fameux « Sea is History » du poète de langue anglaise figure en épigraphe de Poétique de la Relation au côté du non moins célèbre «The unity is sub-marine » du poète barbadien Edward Kamau Brathwaite) depuis que Walcott a remporté le Prix Nobel de Littérature[2] en 1992 alors qu’Édouard Glissant était également finaliste cette même année.
« Gémellité », par ailleurs, dans la stature imposante des deux hommes, tous deux nés à deux ans d’écart, dans deux îles caribéennes se « touchant », la Martinique et Sainte-Lucie, séparées l’une de l’autre de moins de cent kilomètres. Île de Sainte-Lucie qui fait face au sud de la Martinique et, en particulier, à la ville du Diamant et à ce précieux Rocher du Diamant auquel Édouard Glissant fait référence à plusieurs reprises dans son œuvre jusqu’à le mettre au cœur de l’introduction de son essai Esthétique I intitulé Une nouvelle région du monde[3].
Échos, encore et surtout entre les œuvres des deux poètes, comme l’a souligné Patrick Chamoiseau, tout juste détenteur du Prix Goncourt, alors qu’il répondait aux questions de Pascale Casanova qui l’interrogeait sur le Prix Nobel qui venait d’être attribué à Derek Walcott, en 1992 :
« La réalité culturelle caribéenne[4] est transportée par plusieurs langues, plusieurs langues véhiculaires, les anciennes langues coloniales, qui ont été accordées désormais à des réalités anthropologiques différentes. Malgré le multilinguisme, il y a une unité culturelle de toute la Caraïbe qui est patente. Entre Derek Walcott et Édouard Glissant, l’un en langue anglaise et l’autre en langue française, il y a une unité de vision, une unité de perception, une connivence au niveau de la vision du monde et de l’examen de la condition humaine aujourd’hui. »
En effet, plusieurs transversalités peuvent être « tissées » entre les deux poètes partageant la même réalité archipélique :
- Tout d’abord, un très fort ancrage dans le lieu caribéen. Dans Les mots du crépuscule[5], texte de 1970, Derek Walcott écrit : « Si l’on partait à la recherche de l’expérience africaine, armé de quelques phrases, et d’une carte grossièrement tracée, où aboutirait-on ? Nous ne possédions pas la langue de la brousse, et notre mouvement obéissait à des logiques contradictoires. De tout cela, une seule image ressort : un groupe de voyageurs, qui, vus de loin paraissent des explorateurs, parvient à la crête d’une longue arête couverte d’herbe sèche. Là-haut, l’air est frais, vivifiant, il épanouit les poumons. Il n’y a pas de vue, mais c’est ensuite la redescente vers les toits de tôle de ma ville natale [sur l’île de Sainte-Lucie], petite comme un jouet d’enfant. » (nous soulignons). Plus loin, il précise : « Et plus loin encore, vers la côte atlantique, sauvage, frangée d’écume, à l’horizon d’une Afrique qui avait cessé d’être le lieu des origines, et vers la noire montagne des oracles qui entrait dans la mythologie. » (nous soulignons).
Derek Walcott écrit encore, très simplement : « J’accepte cet archipel des Amériques[6]. ». Un positionnement qui entre en résonance avec l’Antillanité chère à Glissant : bel-et-bien un ancrage dans le réel caribéen face à une Afrique possiblement lointaine (« qui avait cessé d’être le lieu des origines »). Antillanité dont le poète Ernest Pépin, compagnon de route de Glissant, précise : « Nous [les Antillais] disions : « Nous venons de l’Afrique, nous sommes des Africains ou des Africains créoles. ». Et finalement il [Glissant] nous ramène à la Caraïbe, il nous ramène aux Antilles avec l’Antillanité[7] […] »
- Ensuite, une poétique du Tout de la réalité caribéenne ainsi qu’en atteste le texte La Muse de l’histoire[8] de 1974, où Derek Walcott, s’adressant à ses ancêtres, « à l’ancêtre qui m’a vendu et à l’ancêtre qui m’a acheté », déclare :
« Quand vous avez joué le rôle qui vous avait été distribué, un rôle historique, celui de vendeur, celui d’acheteur d’esclaves, vous avez été des hommes, c’est en hommes que vous avez agi, et toi aussi, père, dans les entrailles crasseuses du bateau négrier, pour toi aussi ils ont été des hommes, agissant comme tels, avec toute la cruauté des hommes, tes congénères, tes frères de tribu, qui n’ont pas bougé, qui n’ont pas hésité au nom de votre race partagée, pas plus que mon autre ancêtre bâtard n’a hésité à abattre son fouet ; mais vous, mes grands-pères, à qui, en mon for intérieur, j’ai pardonné, je voudrais, moi, comme les plus honnêtes de ma race, je voudrais vous remercier, d’étrange façon. Étrange, amère, exaltante gratitude pour le gémissement monumental, la soudure de deux grands mondes disjoints, comme deux moitiés de fruits que leur jus acide colle l’une à l’autre, oui je vous remercie de m’avoir exilé de vos propres Édens, installé dans le miracle d’un autre : cela, je l’ai reçu de vous, cela, vous me l’avez donné. »
Au-delà des différences de sensibilité entre les deux poètes (on sait, en particulier, l’importance de la religion dans l’œuvre de Walcott), l’évocation de « la soudure de deux grands mondes disjoints [l’Afrique, l’Europe], comme deux moitiés de fruits que leur jus acide colle l’une à l’autre » développe une pensée du « métissage » (le « jus acide » collant « les deux moitiés de fruits » en manière d’« inextricable », pour reprendre un mot si cher à Édouard Glissant), déjà annoncée dans le célèbre poème de Walcott A far cry from Africa[9] :
« I who have cursed
The drunken officer of British rule, how choose
Between this Africa and the English tongue I love ?
Betray them both, or give back what they give ? »
Dans ce poème majeur, la prise en compte du « Tout » (l’Afrique et l’Europe), qu’il faut assumer pleinement pour rendre compte de ce qui compose les réalités (au moins) culturelles et linguistiques caribéennes, relève d’une poétique de la multiplicité si chère à Glissant (« Et donner le sens de la multiplicité d’une réalité, c’est casser tous les affrontements singuliers, les duos […] les combats de coqs qui se lèvent un peu partout. […] Et, par conséquent, cette poétique de la multiplicité crée une nouvelle politique qui va mettre le temps qu’il faut pour réussir mais qui va réussir[10]. »). À ce titre, Derek Walcott, au même titre que Glissant, écrira à plusieurs reprises sur le poète béké Saint-John Perse (dont on sait l’importance dans l’œuvre d’Édouard Glissant qui avait pour projet d’écrire un livre sur la poétique de celui-ci) dont il dira qu’il est l’un « des [deux] plus grands poètes de l’archipel[11] » caribéen au côté d’Aimé Césaire.
- Des échos à la créolisation, également. Dans Les Antilles : Fragments d’une mémoire épique, texte de 1992 dans lequel il évoque une adaptation théâtrale de la grande épopée hindoue du Ramayana à Trinidad, Walcott précise : « Recueillir les morceaux cassés, c’est là la peine et le souci des Antilles, et si ces morceaux sont disparates et discordants, ils portent bien plus de peine que la sculpture initiale, ces icônes, ces vases sacrés qu’aux lieux de leur origine nos ancêtres tenaient pour acquis. L’art antillais, c’est la restauration de nos histoires fracassées, de nos esquilles de vocabulaires, et l’archipel devient la métaphore de ces morceaux épars qui, ayant un jour rompu leurs amarres, ont dérivé loin de leur continent d’origine[12]. » Une approche des cultures antillaises (ici, à travers la création artistique et littéraire) qui n’est pas sans faire écho (même si c’est en différences) à la poétique glissantienne qui parle de « fractures » et de « fractales » quand elle traite du processus de créolisation (« – Les interrelations procèdent principalement par fractures et ruptures. Elles sont même peut-être de nature fractale : d’où vient que notre monde est un chaos-monde./Leur économie générale et leur balan sont ceux de la créolisation[13]. »). Aussi, bien qu’on sache l’importance, pour Édouard Glissant, du caractère « imprédictible » de la créolisation (caractère qui, aux yeux du poète martiniquais, la distingue du métissage et qui n’apparaît pas dans le texte de Walcott), il ne semble pas impropre d’établir, ici encore, des liens entre la poétique de Glissant et celle de Walcott jusque dans l’étrange écho entre les titres Omeros, poème épique de Derek Walcott de 1990 (dont les références à L’Illiade ont été maintes fois soulignées) et Ormerod, ultime roman d’Édouard Glissant (de son vivant).
- Enfin, échos de poétiques du paysage entre les œuvres des deux poètes. Dans Les Antilles : Fragments d’une mémoire épique, texte de 1992, Walcott écrit : « Non que l’Histoire soit oblitérée par ce soleil levant. Elle est présente dans la géographie des Antilles, dans la végétation elle-même. La mer soupire avec les noyés du passage du Milieu, elle pleure le massacre des aborigènes, Caraïbes, Arawaks, Taïnos, elle saigne jusque dans l’écarlate de l’immortelle, et toutes les vagues se brisant sur le sable ne pourront jamais effacer la mémoire africaine, ni la prison verte des lances de cannes[14] […]». Une référence à peine voilée à ces célèbres phrases de Le discours antillais : « (Notre paysage [martiniquais] est son propre monument : la trace qu’il signifie est repérable par-dessous. C’est tout histoire.[15]) » ?
[1] https://www.poetryfoundation.org/poets/derek-walcott
[2] http://www.leshommessansepaules.com/auteur-Derek_WALCOTT-588-1-1-0-1.html
[3] Une nouvelle région du monde, Paris, Gallimard, 2006
[4] https://www.sam-network.org/video/poetry-literature-and-identity-in-the-carribean
[5] Café Martinique, Monaco, Éditions du Rocher, «Anatolia », 1998, pp. 48-49.
[6] Café Martinique, Monaco, Éditions du Rocher, «Anatolia », 1998, p.87.
[7] Poétique du Divers, 52 min., Guillaume Robillard, Golda Production, 2014
[8] Café Martinique, Monaco, Éditions du Rocher, «Anatolia », 1998, p.87.
[9] https://www.poets.org/poetsorg/poem/far-cry-africa
[10] Poétique du Divers, 52 min., Guillaume Robillard, Golda Production, 2014
[11] Café Martinique, Monaco, Éditions du Rocher, «Anatolia », 1998, p.69.
[12] Café Martinique, Monaco, Éditions du Rocher, «Anatolia », 1998, p.95.
[13] Traité du tout-monde, Paris, Gallimard, 1997, p.24.
[14] Café Martinique, Monaco, Éditions du Rocher, «Anatolia », 1998, pp.109-110.
[15] Le discours antillais (1981), Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1997, p. 32.